Pascale Cassagnau - Dans le laboratoire de Brice Dellsperger, Le Fresnoy, 8 novembre 2010.

"Twin Peaks ( les deux pics jumeaux) est un monde troué- une plaque sur laquelle il y a un nom, et un nombre d'habitants. Son nom déjà fait référence au double. C'est une sorte de triangle des Bermudes où tout peut apparaître et disparaître." (Michel Chion)(1)
" Chez Lynch, il y a toujours un objet dans lequel on s'enfonce comme un passage qui mène à un autre monde: le trou dans la cagoule d'Elephant Man, l'oreille dans Blue Velvet, le cube de Mulholland Drive, le trou de cigarette dans la soie dans Inland Empire". (Eric Dufour)(2)




Si le travail du film consiste à accompagner la transformation du spectateur de cinéma en spectateur de fiction, les remakes de Brice Dellsperger d'après Brian De Palma, David Lynch, Gus van Sant, Stanley Kubrick ou Andrei Zulawsky notamment, convient littéralement celui-ci à entrer dans ces fictions au carré, par la répétition, la démultiplication des figures et des motifs. L’artiste re -filme en vidéo avec des acteurs travestis, des séquences célèbres de certains films choisi parmi des films de genre américains. Le terme générique de “ Body Double ”, emprunté à Brian De Palma, désigne l’ensemble des reprises. En effet, la collection des "Body Double", nommés ainsi d'après et après Brian De Palma, et qui comporte à ce jour 23 unités réalisées, relève d'une économie de la multiplication et de l'augmentation, par ailleurs à l'œuvre dans la littérature contemporaine: Body Double 1, 1995, d'après Dressed to Kill, Brian De Palma; Body Double 2, 1995, d'après Body Double , Brian De Palma; Body Double 3, 1995, d'après Body Double, Brian De Palma; Body Double 4, 1996, d'après Psycho, Alfred Hitchcock; Body Double 5, 1996, d'après Dressed to Kill, Brian De Palma; Body Double 6, 1996, d'après Sisters, Brian De Palma; Body Double 7, 1996, d'après Sisters, Brian De Palma; Body Double 8, 1997,d'après le Retour du Jedi, Richard Marquant; Body Double 9, 1997, d'après Blow Out, Brian De Palma; Body Double 10, 1997, d'après Obsession, Brian De Palma; Body Double 11, 1997, d'après Obsession, Brian De Palma; Body Double 12, 1997, d'après Blow Out, Brian De Palma; Body Double X, 2000, d'après L'important c'est d'aimer, Andrei Zulawski; Body Double 14, 1999, d'après My Own Private Idaho, Gus van Sant; Body Double 15, 2001, d'après Dressed to Kill, Brian De Palma; Body Double 16, 2003, d'après Orange Mécanique, Stanley Kubrick; Body Double 17, 2001, d'après Twin Peaks, Five Walk With Me, David Lynch; Body Double 18, 2003, d'après Mulholland Drive, David Lynch; Body Double 19-20, 2004, d'après Flash Gordon, Mike Hodges; Body Double 21, 2005, d'après Les Lois de l'attraction, Roger Avary; Body Double 22, 2007, d'après Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick; Body Double 23, 2007, d'après Le Dahlia noir, Brian De Palma; les Body Double 24, 25, 26, et 27 sont en cours de finalisation, d'après David Lynch, Fassbinder notamment. Cette litanie de titres révèle un effet -catalogue propre au travail de Brice Dellsperger, qui procède par démultiplication et fragmentation: le catalogue est en outre un catalogue d'extraits de films, de scènes, de personnages incarnés par un même acteur, se démultipliant eux -mêmes à l'intérieur des séquences, faisant écho à l'altérité fondamentale et fondatrice du cinéma. Chez Brice Dellsperger, les figures se multiplient en se re- dupliquant, comme des boutures végétales générées à partir de souches- mères: les extraits de films prélevés génèrent à leur tour des remakes différentiels, virtualisés, anamorphosés, inventant par ailleurs la définition d'un cinéma performatif qui noue la performance à la notion de genre.

« Le vrai déclic se trouva être la découverte de deux films de Brian De Palma : Dressed to kill et Body double. Lorsque j’ai vu Dressed to kill, une idée de performance filmée s’est imposée à moi : refaire la scène du meurtre de l’ascenseur (déjà elle-même fortement indexée sur celle de la douche de Psycho) en jouant moi-même tous les rôles en travesti et proposer ainsi une doublure travestie du film, une sorte de transfert, de décalque, de collage. Par la même occasion, je voulais dérégler et mixer les standards véhiculés par le cinéma commercial : l’identité des personnages, la hiérarchie des rôles, l’aspect visuel. En extrayant ces petits moments de film et en obtenant des sortes de modules indépendants, je pouvais alors proposer une version éclatée de la fiction, une relecture non linéaire. Mes premiers Body double étaient très courts, utilisaient des moments de film où une doublure est “possible”, c’est-à-dire lorsqu’on voit un personnage de dos ou une partie du corps. Avec les split-screens incroyables de Carrie ou Dressed to kill de Brian De Palma, je pouvais aussi mettre en pratique toutes mes premières expérimentations sur les vidéos multi-écrans, correspondant à l’idée d’une mise en abyme du film, de son sens, des identités qu’il propose, de la réalité sur la fiction. […] Je trouvais aussi fascinant de pouvoir m’amuser avec le cinéma et ce qu’il représente, dans la mesure où je ne faisais que refilmer les images en respectant le rythme des scènes et le son existant, mais en introduisant beaucoup d’aléatoire dans la technique et dans la forme. Un peu à la manière des détournements situationnistes, je pensais qu’un traitement “radical” devait s’appliquer à tout un tas de films sur lesquels une sorte de filtre révélateur pouvait être placé. » (3)

Si le cinéma est une sorte de ready- made pour Douglas Gordon et les nombreux artistes qui explorent les hors-champs de certains films depuis deux décennies, en exploitant le potentiel fictionnel propre à chaque univers filmique, le remake constitue une problématique proprement cinématographique se confondant avec son histoire. Le remake est une figure d’augmentation du cinéma par lui-même, dès la création de ce nouvel art, très tôt chez Hitchcock, mais aussi chez Gus van Sant, Brian De Palma, David Lynch notamment. Recomposé et reproduit exactement à l’identique plan par plan, dialogue par dialogue, Psycho de Gus van Sant (1998) d’après Psycho d’Hitchcock est une machine d’interprétation, mobilisant la perspicacité du spectateur à trouver l’interstice d’une différence, dans la scène centrale du meurtre. Chez David Lynch, le recyclage de sons et d’images d’une série télé avortée devient le film « Mulholland Drive ». Chez Brian De Palma, l’art de la reprise fonde tout l’œuvre du cinéaste. Dans l’industrie hollywoodienne du cinéma, la logique du remake, des différentes versions et variations de scénario correspondait à une logique économique de distribution des films. En outre, le domaine de la création moderne et contemporaine est traversé par la récurrence des pratique et de l’usage critique de la citation (partielle ou intégrale), des avant-garde du début du XXème siècle, au Pop Art, à aujourd’hui. Le remake, qui est une donnée récurrente dans l’espace de l’art contemporain, en en constituant l’un des lieux communs, voisine avec le processus de l’appropriation propre à Sherrie Levine, à Elaine Sturtevan, Mike Bidlo, mais aussi bien au chorégraphe Jérôme Bel qui pratiquent les remake d’œuvres fondatrices de la modernité du XX° siècle. Rosalind Krauss a parfaitement retracé le contexte esthétique de telles opérations, en resituant l’ensemble des démarches de ces artistes des années 80 dans la perspective post-moderne et post –structuraliste : refaire à l’identique, répéter et reproduire des éléments instaure un nouveau régime de la représentation, par démultiplication des copies sans original.

« La plus grande partie de la production cinématographique exploite quelques codes qui sont mis en boucle. Je m’efforce de récupérer ce stock de clichés qui tourne sur lui-même. Je ne fais que poursuivre un processus mis en place par le cinéma lui-même. Le cinéma se rejoue lui-même dans un processus d'auto-recyclage incessant».(4) Brice Dellsperger décrit ainsi sa démarche, qui fait de la Représentation son objet essentiel. Avec "Body Double X " d’après " L’Important c’est d’aimer " d'Andrei Zulawsky, l’artiste a déconstruit intégralement le film de référence (1h42) plan par plan, pour venir recouvrir la bande-son laissée intacte par un nouveau film interprété par un seul acteur ( Jean-Luc Verna) qui joue tous les personnages. "On voulait vider la fiction, pomper toute l'énergie du film. Quelle ne soit plus qu'une enveloppe vide. Mais c'est très difficile de déterminer qui produit quel effet, Jean- Luc, moi, la voix de Romy Schneider sous le visage de Jean- Luc, ce que chacun porte comme souvenir de la vie de Romy".( 5) Ce que décrit ici l'artiste désigne une stratification de couches d'affects, d'états de conscience, d'images signifiantes, sans hiérarchie, comme une succession de masques déjà -là qui révèlent des jeux de positions. Comme dans le film éponyme de Zulawski, l'espace filmique de "L'important c'est d'aimer" est constitué d'un jeu de positions alternatives qui lient et opposent les personnages, annulant ainsi toute structure causale et toute vectorisation de la narration. Jean- Luc Verna est une pure doublure, lié à ce qu'il double, sans fin ni fond. Il est ainsi doté du rôle d'un passeur qui assure la soudure entre deux espaces -temps mal ajointés. Dissociant la bande -son du premier film des images du second, Brice Dellsperger invente un espace cinématographique sans repères, comme espace intermédiaire, légèrement décalé par rapport à lui-même. C'est cette désynchronisation qu'il radicalise dans "Body Double 23" d'après "Le Dahlia noir" de Brian De Palma, fondé lui-même sur le vertige de la représentation. " Le Dahlia noir présente un monde trouble où les visages se mélangent (ceux de Madeleine et d'Elizabeth Short) alors qu'ils ne se ressemblent pas". (6)Luc Lagier décrit le film de Brian De Palma comme un espace mental et une succession de seuils franchis par les personnages, rêvé ou halluciné par un personnage principal.

Le cinéma de David Lynch, auquel se réfère Brice Dellsperger, est également constitué d'assemblages d'images, de sons, de matières disjointes qui ne cessent de se déformer, se transformer, dans le sens d'une métamorphose perpétuelle, jusqu'à donner forme à un autre monde, dans lequel l'espace et le temps sont mis entre parenthèses. "Dans Blue Velvet, ce n'est pas seulement le travelling qui pénètre à l'intérieur de l'oreille, mais déjà celui qui, un peu auparavant lorsque le père fait une crise cardiaque, s'enfonce dans l'herbe pour nous découvrir des profondeurs insoupçonnées: tout un monde que nous ne remarquons et ne voyons pas, perceptible même s'il n'est pas perçu, où grouille toute une vie informe." (7) Dans son essai consacré à David Lynch, Eric Dufour analyse les figures de la métamorphose à l'œuvre dans ses films, en remarquant que de telles figures présupposent l'existence d'un autre monde, d'une autre scène - ou les déterminent- qui en réalisent les conditions de possibilités: telle est la "chambre rouge" dans Twin Peaks. Consacrant également un essai à David Lynch, Michel Chion écrit à propos de "Blue Velvet"que "Lynch décrit le film comme une histoire où un type se retrouve dans deux mondes à la fois, l'un agréable, l'autre sombre et terrifiant, c'est le même schéma dans Twin Peaks. Le problème est qu'on ne peut jamais rester l'un des deux: il faut passer de l'un à l'autre, à ses risques et périls".(8) Les films de Brice Dellsperger incarnent quant à eux cet autre monde, cette zone indécidable, qui accompagne des représentations instables: ils sont cette salle d'attente sans motif, plaçant définitivement le spectateur dans la zone de transit immobilisée, irrésolue.

L'autre, l’identité et la désidentification, la représentation et ses miroirs, constituent quelques une des problématiques que mettent en perspective la série des "Body Double" de Brice Dellsperger, partageant ainsi avec tout un pan de l'histoire du cinéma contemporains ses recherches principales. Werner Schroeter ou Carmelo Bene en incarnent les figures majeures. Bertrand Bonello développe également une œuvre singulière fondée sur la figure de la métamorphose. Tout son cinéma- à ce jour Bertrand Bonello est réalisateur des films « Quelque chose d’organique », « Le Pornographe », « Tirésia », « La guerre »- est travaillé par les figures du double, de la suture, et de l’ellipse. « Cindy The Doll is Mine » est “L’histoire de la femme brune qui prend en photo une femme blonde “; ce film réalisé d’après une photographie de Cindy Sherman (Sans titre, 1980), s’inscrit dans ce cinéma de l’ambiguïté et du double, puisque les deux personnages seront interprétés par une même actrice, Asia Argento. La trame narrative resserrée permet à Bertrand Bonello de concentrer son attention sur le jeu de l’actrice, en organisant la mise en scène de son corps, afin de travailler sur la faille qui sépare l’acteur de son personnage, comme il l’avait réalisé déjà dans « Le Pornographe » et « Tirésia » notamment. Le film scénarise également- dans le contexte de l’espace cinématographique et non du tableau ou de la prise de vue photographique- ce qui se joue entre l’artiste-photographe et son modèle : la construction du point de vue, la mise en scène du regard et leurs pouvoirs délégués. Avec « Body Double 22 », d’après Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, Brice Dellsperger concentre l’essentiel de son film sur la mise en scène des puissances de la mise en scène et les puissances du travestissement, se plaçant ainsi dans la perspective qui mène d’Hitchcock (« Vertigo et ses doubles») à Brian De Palma (« Pulsion », remake de « Vertigo »), à Kubrick. « Vertigo », « Pulsion », « Eyes Wide Shut », « Body Double 22 » énoncent tous dans leur propre singularité ce qu’il en est d’être pris dans le regard de l’autre, ce qu’il en est d’être pris dans la mise en scène du regard de l’autre. Ce dispositif spéculaire engendre une véritable chorégraphie des corps, des jeux de positions, chez Werner Schroeter. L’espace filmique en tableau d’éléments dépareillés constitue chez le cinéaste l’assise pour un montage d’icônes et de clichés qui porte la figure du double. « Dans « Deux », un raccord plan sur plan voit Isabelle Huppert /Magdalena et sa maîtresse s’échanger exactement leur position, l’une dans les bras de l’autre. Le règne de l’allégorique plasticité les régimes de représentation, de la figurine kinétoscopique au personnage au personnage romanesque moderne, renvoyés à leur fond commun indistinct : une interaction originelle et indémaillable entre arrêt et mouvement, photogénie et hystérie, artificialité plane des simulacres et naturalité des corps, clôture de la scène affectée et paysages extérieurs où se répand l’intime. Par ses répétitions éternelles, la diva se détache de ce fond sans perspective, en attente d’espaces où déverser ses récits tragiques. » (9)

Chez Brice Dellsperger, la question du double, du trouble dans l’identité, du travestissement sous-tend la mise en scène de la mise en scène, désignant la construction du point de vue, dans et sur une scène. Dans « Le Dahlia noir », la question du point de vue est extrême puisqu’il s’agit du point de vue de la morte : « En usant de nombreux mouvements de caméra en plongée, le cinéaste semble contraindre ses personnages à plonger avec lui dans les ténèbres, comme s’il les précipitait dans le gouffre. A l’inverse, et notamment lors de la découverte du corps d’Elisabeth Short, les personnages sont filmés en contre-plongée, la caméra adoptant le point de vue du cadavre gisant sur le sol. Ces nombreuses scènes pourraient ainsi renvoyer, par opposition, à toutes celles où les policiers visionnent les bouts d’essai de la future victime. Retournement de situation typique du cinéma de De Palma : tous les personnages du Dahlia noir, à commencer par Lee Blanchard et Bucky Bleichert, observent moins une morte qu’ils ne sont en fait observés par elle ».(Luc Lagier)(10)

Si l'espace narratif procède, chez Brian De Palma, par bascules alternatives du point de vue selon un axe vertical, chez Brice Dellsperger les récits à focales mouvantes dépendent plutôt du point de vue où l'on se place, selon un axe horizontal. L’enjeu des "Body Double" repose sur les concepts de décalage, de glissement latéral: d’un plan à l’autre, d’un sujet à un autre, d’un sujet à son double, à sa doublure, d'un genre à un autre, sans extériorité possible. Corps doubles à l'identité construite, qui ne se contentent pas de jouer, ni d'imiter, ni d'interpréter, ils travaillent à déjouer tout effet d'identification.

Dans cette perspective, tous ses films adoptent la forme de boucles répétitives, au principe structural précis. Les clichés filmiques des films de référence sont analysés et déconstruits plan par plan puis rejoués et reconstruits par des acteurs non professionnels. Ce procédé de dérive fictionnelle est renforcé par l’usage de trucages rudimentaires - filtres, couches d’images, effets spéciaux- qui en démultipliant les figures, génèrent des jeux de rôles. Espaces et couleurs saturés définissent les films comme des objets pleins, en manteaux d'Arlequin, résultant d'un travail de couture. Ce "principe de couture" prend la forme de raccords séquentiels chez Werner Schroeter. Le corps matriciel -incarné de façon récurrente par l'acteur/performer et artiste Jean- Luc Verna est le vecteur de la fiction: si l'on a pu dire que les corps introduisent chez David Lynch une dialectique entre le dehors et le dedans, à partir de la surface d'où ils peuvent surgir, si ces mêmes corps sont des montages de parties non solidaires entre elles, Brice Dellsperger instaure un tout autre régime corporel et spatial. Jean Luc Verna et ses avatars- masculins ou féminins- sont textures, raccommodages, maquillages, maillage de collages de matières d'images qui effacent jusqu'à l'idée de surface. Produisant le contraire d'un effet spécial, et mobilisant une écriture-outil low tech, les personnages des "Body Double" inventent le principe d'une sculpture d'un troisième type, issue de performances filmées. A leur tour, les films performent leur propre forme: élaborant un espace -temps fait de blocs sculptés qui s'invente à chaque corps filmiques.

(1) Michel Chion, David Lynch, Cahiers du Cinéma, 2007, p.131 (2)Eric Dufour, David Lynch, Matière, temps et image,Vrin, 2008, p.39 (3)Brice Dellsperger, propos inédits. (4)id. (5)id. (6)Luc Lagier, Les mille yeux de Brian De Palma, Cahiers du cinéma, 2008, p.174. (7)op.cit., p.39. (8)op.cit., p. 197 (9)Emeric de Lastens, Incandescences, Vertigo, n°38, 2010, p.90 (10)op.cit., p.176.

2010 © Pascale Cassagnau pour Le Fresnoy, all rights reserved.



Interview avec Marie Canet pour le livre "French Connection"

Les Body double de Brice Dellsperger sont une série de vidéos numérotées dans lesquelles le cinéaste et plasticien refait de célèbres scènes de films en doublant plan à plan ce qui se présente alors comme un original, mais aussi mot à mot puisqu’il ré-emploi la bande sonore du film premier, sur laquelle des corps, en remplacement des acteurs, se calent. Depuis 1995, il puise ainsi, de façon fragmentaire, dans le cinéma le plus connu. En 1997, dans Body double (x), il applique ce principe à un long métrage narratif : Jean-Luc Verna y prend en charge le remplacement de l’ensemble des personnages. En 2007, le systématisme du plan à plan rencontre une première divergence avec la remise en forme d’une scène du Black Dahlia de Brian de Palma : Eva Svennung, la doublure y réincarne la tragique Elisabeth Short. Il affirme :
« Mon rapport au film d’origine est très simple. Je décortique l’image pour la reproduire dans son aspect visuel le plus exact possible. Cependant, cette pratique induit ses propres limites puisque j’obéis à la loi du cadrage décidé en amont par le réalisateur, loi qui dicte finalement toute vision cinématographique. Les effets de perte et de décalage générés par la copie sont mes centres de préoccupations. Ainsi, on pourrait se demander pourquoi j’ai décidé de conserver tel ou tel détail de l’image alors que d’autres sont atténués, voire disparaissent. C’est justement cette notion du balayage visuel du spectateur qui butine dans l’image et se souvient uniquement de certains détails du film que je cherche à mettre en forme, puisque le postulat de départ des films Body Double est avant tout un concept, celui du remplacement des éléments visuels d’un film par un corps étranger au film.» Le remake tel que le pratique B. Dellsperger, sa matière est d’abord une référence directe au film de Brian De Palma, Body double (1985). B. De Palma, comme son émule Dellsperger, reprend à son compte et remet en scène les séquences de l’histoire du cinéma qui le fascine - celui d’Hitchcock notamment - et fait de la référence directe à des œuvres antérieures sa matière. Ainsi, dans Obsession, il emprunte toute la trame scénaristique de sa première partie à Vertigo, tandis que la seconde fait directement référence à Rebecca. Accusé de plagiat, De Palma répond en réalisant un remake du Scarface d’Howard Hawks. De même, il ira jusqu’à demander à Bernard Hermann, le compositeur attitré d’Hitchcock, de réaliser les musiques de Sister et Obsession. B. Dellsperger, dans ses doublures de films, s’inscrit également, et sous cet angle précis, dans une démarche de remodelage. Le remake, chez lui se présente comme un décalque travesti et perverti. La référence est l’alibi au plaisir de construire, reconstruire et inventer une image. Dans une indépendance esthétique et financière, Dellsperger emprunte l’histoire culturelle du cinéma - rejouée de façon malpropre par l’emploi de la vidéo. Il le joue comme sujet, le spolie comme source et savoir-faire.
« Je me sens proche, affirme-t-il, des cinéastes dits de l’ « underground » américain. Ce qui m’a le plus influencé chez eux est, sans aucun doute, leur capacité à inventer leur propre système de production. Et en même temps, les cinéastes de la période classique hollywoodienne sont tout aussi fascinants car ils ont opéré dans un système clos et codifié, celui de l’industrie culturelle. On sait tous combien il est difficile pour un réalisateur de créer librement, mais certains ont su le faire en contrant les règles, en devenant des maitres manipulateurs pour arriver à imposer leurs cinémas. Dans le système indépendant, la manipulation est moindre car les enjeux financiers le sont également. Quand je pense à Fassbinder, c’est le parfait exemple du réalisateur qui a su imposer son style et son propos tout en travaillant dans les milieux très codifié de la télévision et du cinéma. Pasolini, Cassavetes sont aussi emblématiques pour moi… comme John Waters ou Andy Warhol. » Par le jeu de l’infiltration des cultures, la pratique du cinéma de B. Dellsperger est à la lisière : comme pratique seconde du cinéma, mais aussi comme cinéma même. Car, ce qui est produit est plus justement de l’ordre de l’objet filmique construit au croisement du cinéma, des arts plastiques, et de la performance. B. Dellsperger pratique le remake, mais ce qu’il filme est un acte. Les Body double sont les traces d’un passage : celui de la doublure en acte de décalque, après recomposition des scènes, des décors et après maquillage, devant la caméra. Jusque là, hors des enjeux liés à la réalisation ou à l’écriture, B. Dellsperger se positionne, au travers de la figure du travesti, son motif électif, du côté du processus de doublage, de l’artifice et du simulacre :
« Les travestis qui peuplent mes films sont des créatures fantastiques, de celles que j’aimerai croiser plus souvent dans la vie de tous les jours. Le cinéma emploie le costume sous toutes ses formes, et il est lui même travestissement de la réalité dans son acte de reproduction, dans l’illusion qu’il génère. Le cinéma est un artifice, il est donc le parfait réceptacle de mes expérimentations en matière de travestissement et de jeu de genres. Je le vois comme une extension du domaine du film, un doublement de la fiction. »

Texte paru dans le livre "French Connection - 80 critiques/artistes" aux éditions Black Jack, 2008 © Marie Canet, all rights reserved.



Ikiz Beden, Ali Akay

Like a number of artists who have made use of the elements of film in contemporary art and produced “remakes” from them (1), the young French artist Brice Dellsperger formulates a self-contained deconstruction of the language of art in his series of “Body Double” films (2). He presents reworkings of every cinematic plot that has joined the ranks of the cult films of the Western world such as thrillers, B movies, and even film noir – any movie that might be dubbed “popular”. Bodies and films are doubled up and he has the same actor simultaneously play his own role and that of his opposite. We are in the final scene of Brian De Palma’s Blow Out (which is itself a remake of Michelangelo Antonioni’s Blow Up) and here on stage Brice Dellsperger gives John Travolta’s or Nancy Allen’s place to other characters.
The characters proliferate and change sex. Each character becomes the double of some other character while at the same time they take that concept even beyond the concept of “double” or “sibling”. Brice Dellsperger’s friend, the artist Jean-Luc Verna (3), brings these roles to life while also proliferating both them and himself. Similarly the stalking scene in the movie Dressed to Kill in which Jean-Luc Verna’s double replaces Angie Dickinson seems to be taking us out of the imaginary world and drawing us into real-world violence instead – and yet, that’s not it at all, for what we’re passing through is no less than a complete simulacrum. He brings the simulacra of travesty to our screens as well and reproduces them, magically making use of their grotesque images. Stripping films of their dramatic effect, he effectively bursts their bubbles. In place of sibling relationships, Brice Dellsperger focuses instead on doubles that have been made deviant, stripped of their identity, and sometimes even transformed into a sister. In that sense his images show how identity begins to unravel when it lies outside identity policies, how it loses its grip through increasingly more frequent and widespread dis-identification. Folding the relationships between the real image (that of the film itself) and the event (the plot of the film) into one another, Dellsperger queries, as we have seen done in other examples of art, the problematic of the 21st century: the loss of any hierarchical relationship between such relationships.
Turning the theme of the togetherness of twins on its head, which Michel Tournier so extraordinarily does in his book Les Météores, Dellsperger resolves the same actions in films with an entirely different “twinness” but in a series of different actions. Undoing their knots, he reties them again in a completely different way. He presents the images of the doppelgangers of characters in scenes as they progress in suspense but at the same time he does not fail to present the enmity contained within twinness by removing any limits on the imaginary togetherness they may have with one another.
Tournier emphasized that twins are in any case a naturally valid condition for everyone because, in his view, singletons must cram the souls of both twins into a single body on account of the murder they commit while still in their mother’s womb. Everybody is actually a twin: a singleton is simply a child who is a natural-born killer. Tournier eloquently expressed this in Les Météores years ago. The novel’s protagonists Jean and Paul are identical twins and, in sociological terms, Outsiders in every respect from their education at a school for handicapped children to the bohemian lifestyle of their uncle Alexandre, who runs a successful refuse disposal business.
In a world filled with bizarreries, the twins put aside the bodies that were separated at birth and “regaining the most secret aspect of their personalities they returned to that deepest and most immutable thing inside them – their shared substance – and so became indistinguishable from one another. One body embracing both twins, one face with eyelids lowered identically – one countenance revealing itself both full - face and in profile.” “Their absolute resemblance to one another” wrote Tournier, “was the image of the womb from which they sprang.” (5) Their resemblance was the innocence of an infant at birth.
Brice Dellsperger for his part takes this very same twinness in a different direction. He dwells on twinness not to create similarities between doubles or a synthesis with the world of identities but, quite the contrary, to underscore their differences. Each image darts about in a game of complete resemblances while differentiating itself from the priority of the previous scene of the film.
Each series develops itself on the basis of some other difference in its seriality. He creates films with little sketches plucked from the movies of great cinematists in a manner that sometimes inspires a feeling of suspense and sometimes is overflowing with humor. He transforms the horror of thriller films into a kind of amusing world and by making them grotesque draws his films step by step into a Rabelaisian world. Brice Dellsperger loves carnival scenes – though never a carnival - like world.
He recreates the plots of films which are not based on the reality of cinema but which rather show that reality as an illusion. He reveals this illusion through the agency of a hyper-illusion. Replotting his plots, he reinvests us with the tension of horror movies.
By means of a doppelganger, he translates original into simulacrum. And is the case with every simulacrum, here too the models cease to be models. Passing through a chain of differences, he dwells on a uniqueness that is neither original nor imitative. Although makeup is applied to achieve resemblance, a grotesqued image opens new areas for itself and slips beyond being just a model. Images reveal themselves in a language which passes through resemblance but which, to the same degree, relies on absences of resemblance. These images are not so much images made to conceal something as images designed to make viewers experience the excitement of the superficial signals rather than the underlying ones.
The artist turns the cipher of his own line and artistic path on us as he presents it in simulacra that conjure sound, image, and view in an imaginary fashion by transcending the heterogeneity of that which is spoken and that which is seen as revealed to us by the aesthetic regime of sequentially ordered images.
Creating a language of videology, he plucks a twin reality from reality, a twin body from body, a non-existence from incompleteness. Through the language of sound he enables the viewing eye to see this illusion and to understand all over again that cinema is an illusion. Through the agency of cinematographic light and motion, he shows us once again the desire of The Other as a vestige of The Other’s memory. Like nested matryoshkas, Dellsperger’s films confront us with an infinite descent of twins of twins.
Brice Dellsperger is one of the finest examples of a young generation whose members are repaying the debt that the contemporary plastic arts owe to cinema.
As Jacques Rancière wrote about Jean-Luc Godard, Dellsperger concerns himself with the images of a genre that presents the elements of a visual existence in which image has its own autonomy and treats it as the signals of language. In other words he formulates his art taking as his point of departure conventional images which set out to create a visual existence and which, in the history of cinema, could be called “commercial” (6). Presenting us once again with the images that created present-day mythologies and are seen as filled with nostalgia, he dispatches us again into our own memory, preparing the conditions that lead us to think about and watch the originals of these movies once more and to be a cinemaphile of sorts ourselves. © Ali Akay, all rights reserved 

Notes
1. The relationships that Marcel Duchamp and Fernand Léger had with the cinema in the early 20th century are among the best known. In the second half of the same century, Warhol reinforced this relationship not only with his screen-print renditions of movie stars but also with his films. Among French artists, Pierre Huyghe in the late 20th century was opening new paths of creativity with the films that he did as remakes (Reprise in French). Brice Dellsperger retains the original soundtracks but creates a heterogenic unity by adding to it images that he remakes. He departs from them in his selection of scenes dealing with such things as assault, violence, death, suicide, and stalking and his performers are transvestites who are not professional actors.
2. “Body Double” is a reference to a B-movie with the same name made in 1984 by Brian De Palma and written by John Vogel.
3. Jean-Luc Verna, Menebhi Abderrahman, Dominique, Orlando, Denis D'arcangelo, and other non-professionals all undertake several roles in the artist’s films, thereby enabling us to view his remakes of the originals.
4. In an interview published in the magazine Art Press in 1995, Philippe Parreno told Nicolas Bouriaud that he was trying to achieve the same thing: the disappearance of the hierarchy among reality, image, and its interpretation.
5. Michel Tournier, Les Météores (Paris: Éditions Gallimard, 1975). Published in Turkish as Meteorlar, 2001.
6. Jacques Rancière, Le destin des images (Paris: La fabrique éditions, 2003)

The present text has been published in a catalogue for the show "Body Double" at Akbank Sanat Art Centre, Istanbul, Turkey (cur. Ali Akay) from 1/11/2007 to 15/12/2007.


Inside Out - Living Costume in Brice Dellsperger's Body Double (X), Drake Stutesman for the Fashion in Film, ICA, London, 2008

Prejudice is one of the subtlest forms of crime. In Body Double (X) (2000) French video artist Brice Dellsperger reconstructs Andrezej Zulawski’s cult film L' Important c'est d'aimer (The Important Thing is to Love, 1975) to explore the cultural prejudices around narrative and, as such, how it defines “self.” He wishes to “empty the fiction and draw out all the action, of the [original] film […] so that it would no longer be anything more than an empty shell.”1 He “question[s] identity”2 by stripping a story of its acceptable genre and replacing it with another. His aim, in his revisionist art, is to make, as he puts it, a “dreamlike memory of a movie.”3 But what is fascinating about Body Double (X), among many aspects, and where Dellsperger departs from other artists such as Pierre Huyghe, Douglas Gordon and Ute Friedrike Jürss who dismantle and reassemble classic cinema in their work, is that, in his desire to re-approach “narrative” as a form and wash it away, he has created an intensely substantial work that neither derides nor exalts its original.4 Body Double (X) transubstantiates or re-inhabits L' Important c'est d'aimer to become something entirely new and yet retain its melodramatic feeling. Dellsperger creates this particularly with clothes and the body of performance artist Jean-Luc Verna who acts out all the film’s roles. Mouthing the voices (for 102 minutes of the 113 minute feature), Verna appears in numerous, overlapping versions of himself and in the drag costumes of male/ female/ young/ old. He plays each part convincingly.
L' Important c'est d'aimer, starring Romy Schneider and Fabio Testi as lovers, is a perfect vehicle for this exploration of prejudice because, in the film, people are used and objectified. Not so much amoral as fallen, they struggle in a demi-world of exploitation, drugs, and despair. Schneider is a stage actress forced into soft porn films and Testi, a photojournalist with a past in Algeria and Vietnam, forced to photograph gay and straight sex. Though this is the periphery of criminal life, the film is not interested in crimes themselves. Rather crime is a syndrome and the crimes within L' Important c'est d'aime are emotional – they are crimes against humanity. Body Double (X) confronts the detriments of this objectification by “objectifying” the film.
To do this, Dellsperger faithfully matched the original - scene by scene, set by set, shot by shot. He used real locations - darkened rooms, crumbling mansions, corridors, walled stairways or open grassy areas – because he wanted “the constraints imposed by the scenery/background” found in “places that offered the same spatiality as in the original.”5 Similarly he kept the swirling or tracking shots, close-ups, and fluorescent-like lighting. His devices of interruption also match the film, which is punctuated by abrupt cuts (by editor Christiane Lack who won the Best Editing César) and by comedic sounds in George Delerue’s otherwise lyrical score.
Set into this duplicate, digital cinema is Verna - his acting, his body movements, his facial diversity, his wigs, make up and costumes. But it is the costumes,6 faithful to the original look, fabric, style, cut or tailoring, that speak the loudest and with the most coherence because costumes carry profound narrative codes. The dirty outfit, tailored outfit, sexy outfit or drag outfit is predictably interpreted. Though, here, the clothes are a gay reference, they still make the Body Double (X) characters recognizable. But Dellsperger explores clothes (as drag) through clothes (as cultural classifications) by subverting their social placement. How and where is a man dressed as a woman playing a man positioned? With these kind of questions disrupting the narrative, what happens to the cinematic fantasy world, what happens to the storyline, if referents, such as clothes, are played as referents? This manipulation of dress exploits the tension between clothes and costume. As Deborah Landis, costume designer and former head of the American Costume Designer’s Guild, states – “Costumes are never clothes.”7 What she means is that we perceive costumes as clothes but they aren’t – costumes are simply part of a production. They aren’t for street wear or for couture. Drag can easily comfort the audience into false security – it’s “only drag.” To see Body Double (X) as an exercise in drag misses the point. In the video, the clothes, both as drag costumes and as “clothes,” are the overt storyline. The only solid structure inside Verna’s and Dellsperger’s replications, they allow the viewer to move freely between the remake’s instabilities because they steady the plot as much as undermine interpretations of it. Dellsperger wants to empty the narrative of narrative, then he seems to want to reinvent the narrative within clothes – so that they aren’t even “drag.” They are something else – a new story.
Drag, by its subversion, tends to expose rather than obscure, because it jolts the expectation. Dellsperger plays with the notion of “hiding,” key to any crime. He hides in plain sight by subverting the idea of disguise. What happens to audience expectations if L' Important c'est d'aimer’s melodrama and its stock players are swallowed by Dellsperger’s and Verna’s soulful but Brechtian enactment of it? They rely on the costumes. Verna’s “drag” is the melodramatic narrative. The clothes are read and the story understood. As such, Dellsperger’s videos can be seen through fashion. Since the mid 1800s when Baudelaire’s famously declared “fashion” as modernity’s most distinctive sign, a focus on clothing as a touchstone of social reality has continued to escalate. In a recent collection of interviews with designers, editor Francesca Alfano Miglietti, aligns style with new social perceptions of the body and quotes fashion sociologist Patrizia Calefato – “[D]ressing exposes a body to an ever-present possible metamorphosis, and the fashion of our times has allowed itself to recount these metamorphoses… In this way fashion has permitted the confusion of sexual roles, made visible on the surface that which was beneath (labels, lingerie, seams), inverted the covering function of fabrics by adopting transparencies, broke the equilibriums and rigid functionalisms of traditional costume and ritual dress […] it has rendered the body a discourse, a sign, a thing.”8 This jumps from Baudelaire’s sense of clothes and replaces clothes as the modern signature with nudity as the modern signature. The body is now what clothing once was but they have a strong symbiosis, often contextual. For example, the nude beach is still risqué because society is offended/titillated by the nude. Yet locker room nudity - prolonged, casual, ugly or beautiful - with strangers, is not risqué.
Dellsperger’s work mines these anomalies. Clothing, and clothing on the body, are the most critical material of his productions and his approach actually does with the body, and its modernity status, what radical couture often claims, (somewhat emptily), to do. How many of today’s couturiers – Alexander McQueen or Vivienne Westwood - or young designers like John Willie or Carol Christian Poell - or even labels such as Yves Saint-Laurent - use fetish wear, S/M, pornography, body mutilations and tattooing in their presentations, ads, and catwalks? There is an intention to “shock” the public with these allegedly outré looks but, so often, these referents are just rehashed heterosexual pornographic images, hence very safe, nothing frightening. It is the same bondage, same kind of nakedness, same objectification of women and very little objectification of men that has been around for thousands of years. There is no departure from these worn out, depressing norms, rather the “new” version is so predictable, so socially comfortable (for men, for women), that it has no deviation in it at all.
Body Double (X) can so easily seem to fall into that category. It can be dismissed as camp or as bordering S/M. However in the video, something else emerges. It is distinct enough to make the viewer wonder what is being displayed and why. Verna has a stupendous ability to act through body language rather than through mimicry. Thus, his own account is that “I sculpt myself.” 9 More so, he sees his body as able to cross the map of all history – “ My basic statement is like this move in ballet, where you have your legs spread all the way out [grand jeté]. One foot is high culture. One foot is rock and roll. And the whole of human civilization is between my legs.”10 He uses his presence. His walk changes drastically while playing Testi, his energy dissipates as Schneider’s husband or his demeanor flattens as Schneider. Verna’s humanity, his flesh and blood, though codified (as a gay man), brings the narrative into a bodily, and thus realistic, context. But his body, with a dancer’s build and flexibility, that at times appears svelte and womanly and at other times appears heavy and male, is also a constant flag that this is not a typical film. Throughout the video, his maleness carries female signature - he always wears a bra and at times, even as Testi, in a masculine stance, Verna’s bust line is featured prominently. He is always a man wearing women’s clothing, (the bra is always present), even while wearing the clothes of young or old men, young or old women or a variety of people who are pretty, dissipated or haggard. He keeps us focused on the “who” of himself without that identity overcoming the characters he is trying to play. That is a remarkable balance and one that serves Dellsperger’s desire to “empty fiction.” Through Verna’s stolid clothes and his solid self, set in a slippery digital space, the narrative – and all its myriad connotations and intentions - is ever there and ever full but with a fluid life. It can’t be pinned down.

1 - Quoted in REMAKE, Thierry Davila, Exhibition Catalogue (English PDF)
2 - Brice Dellsperger, Introduction to Body Double (X)
3 - Quoted in Sexual Reproduction, Michael Fallon, City News, 2003
4 - In 1995, Dellsperger started what he called his Body Double series, short videos (to date there are 24) which remake, reset and rework sections from well know feature films, many American – from Psycho (Alfred Hitchcock, 1960) to My Own Private Idaho (Gus van Sant, 1991) and Lynch’s Mulholland Drive (2001). Most are from Brian De Palma’s oeuvre such as Body Double (1984), Sisters (1973), Dressed to Kill (1980) and Blow Out (1981). The films he chooses to re-invent are themselves multi-layered – full of cultural and cinematic references - and he sees his videos as palimpsests, layering one reality into another. Each, typically only three to fifteen minutes long, re-enacts a scene using the exact soundtrack. In all these “remakes” or “body doubles” of an original film, a few actors will act many roles, wearing expressionistic make up and drag (male as female, female as male or male dressed as female acting as male etc).
5 - Brice Dellsperger
6 - The costumes were devised by Vietnamese American conceptual artist Nicole Tran ba Vang, whose own artwork makes images of nakedness (e.g. breasts or a nude back) appear as if stitched or a removable article of clothing. (Her images appeared in ads for HBO’s sardonic, plastic surgery drama Nip /Tuck).
7 - Screencraft: Costume Design, (Burlington: Focal Press, 2003), p.8 Landis costumed the Michael Jackson music video Thriller (John Landis, US, 1985) and Raiders of the Lost Ark (Steven Spielberg, US, 1981), among many others.
8 - Fashion Statements: Interviews with Fashion Designers, (Milano: Skira Editore, 2006, p.15)
9 - Air de Paris Gallery description of Body Double (X)
10 - Quoted in Sexual Reproduction, Michael Fallon, City News, 2003


Body Double/Brice Dellsperger/Brian De Palma or B.D. B.D. B.D... That's All Folks, Chris Gilbert


Writing about influence relationships in poetry in 1973, the literary critic Harold Bloom used the term “positive apophrades” to denote the ability of some poets to reverse the apparent chronology of influence, so that Milton, for instance, would seem to echo Wordsworth rather than the other way around (1). The idea may be dated or even inconsequential in a (post-)po-mo art-making climate where history, or at least historical sequence, counts for little. Yet a similarly obsolete principle may be said to haunt the filmmaking of the young French artist Brice Dellsperger, whose work has been grouped with such film interventionists as Pierre Huyghe, Omer Fast, and Yasumasu Morimura (2) but is distinguished by its radical use of actor doubling, campy D-I-Y sensibility, and bizarre homages to cinematic auteurs ranging from Alfred Hitchcock to Andrzej Zulawski. Call the principle “apophradic drag,” or the ability to make one’s feminine models appear to be performing in faux femininity and hence ushering in a world of more or less total and rootless artifice. This ushering-in is so effective that, as with Romantic reversals of influence, the idea of priority drops by the wayside and becomes superfluous. Drag, and a fortiori “apophradic drag,” is not a man pretending to be something that is essentially a woman, but the mere performance of femininity, which is itself a performance. If the term “drag” has any meaning - and there is reason to suspect that it once referred to the practice of prostitutes of both sexes following their prospective customers - it’s a performance that can be adopted by men and women alike.

And adopt it they do in Brice Dellsperger’s films. Perhaps that is the reason (apart from shared initials) that Dellsperger opts for the term “Body Double” to name his current video series as well as presumably to point to the many duplications (especially of femininity) that inform his filmmaking practice. The title “Body Double” comes from the 1984 film by Brian De Palma (who also, interestingly, has the initials B.D.). Since De Palma makes such great use of doubling - his own practice in turn informed by Hitchcock - one could adapt the Indian proverb about the structure of the cosmos to say that it’s doubling (instead of elephants) all the way down. Dellsperger and De Palma have another important point of commonality in that the genius of the latter’s films resides not just in their proffered cheap pleasures of open voyeurism and investment in (debased) forms of beauty over character and plot (the mainstays of what I would call De Palma’s “deep” understanding of Hollywood film), but also in the sustained artifice that buoys up those pleasures, thereby liberating them and their imagery from the internalized censor that has always been central to cinema’s functioning. De Palma’s world, like Dellsperger’s, is a glitzy, floating (and, one might add, democratic) place where anyone can inhabit the role of the blond lead, more or less regardless of gender or age, even if that means - according to the deeply Christian logic of the horror-schlock genre, which owes so much to Hitchcock’s fallen Catholicism - one must sometimes be carved up with a kitchen knife in order to be born again in the beatitude of the image-woman.

Brice Dellsperger’s Body Double 15, a late member of this now eight-year-old series, draws on a sequence from De Palma’s 1980 Dressed to Kill. In the original, an ennui-ridden housewife, Kate Miller (played by Angie Dickinson, who at that point in her long career seems to be a drag version of her younger self), finds herself at the Metropolitan Museum of Art. Sitting before a early Alex Katz, Kate scribbles away at a to-do list (whose pathetic entries - eggnog,” “nuts,” “pick up the turkey - contrast painfully with the richness of the art around her). Kate is interrupted when a mysterious, shade-wearing stranger sits down beside her. The two exchange difficult-to-read glances before he departs. What follows is a clumsily but effectively choreographed who’s-following-whom scene (with De Palma, it’s always the broadest strokes that matter) in which Kate takes off in pursuit of the man, and on catching his attention continues her “pursuit” with a calculated retreat. When she discovers herself not in fact being followed, Kate turns and again goes in search of her object. After a series of reversals leading up to the ultimate loss of the man she is after, echoed in the loss of her left glove, Kate leaves the museum only to find that the object of her pursuit is waiting, glove in hand, in a taxi outside: in fact, he has been pursuing her all along. She then gets into the taxi, which will take her to the trysting site where the key action of the film is played out.

The De Palma scene is effective, not simply because it is enacted against a backdrop of numerous cinematic clichés (the most important of which is Jimmy Stewart/ Scotty’s pursuit of Kim Novak/Madeleine in Hitchcock’s Vertigo), reminding us how both pursuer and pursued are roles that can be exchanged at any time, but also, and especially, because these clichés function as almost textbook illustrations of psychoanalytic notions of projected desire in which the reality of the object matters only insofar as it is subsumed under an all-powerful logic of desire. This subsumption is magnified in the Body Double 15 version of the same sequence: Dellsperger casts himself in both roles, pursuer and pursued, thereby simultaneously reducing the idea of the projected object to total absurdity and, oppositely, reaching toward its core seriousness. In Dellsperger’s version, with the Museum Weisbaden substituting for the Metropolitan, Brice-as-Kate-as-Madeleine is positioned before a series of Dan Flavin prints. An exact doppelganger, achieved by a digital matting effect, sits down beside her. What happens next is a hilarious will-I-notice-me sequence that follows De Palma’s original blocking shot by shot. In the subsequent chase scene, we are carried along by Dressed to Kill’s Pino Donaggio score, which has been preserved together with the whole sound track, as Dellsperger follows himself through the Museum Weisbaden, its walls displaying the diverse works in the collection.

Leaving aside the implications of a traduced performativity of the museum space - an important component, I think, of this pieces - the main story here is about desire and desire’s strange loops and doublings. It may also been seen, secondarily, as a parable about the genres that best embody romance: about how much more effectively the latter inhabits essentially narrative media - cinema and video - than modern painting (whether Wiesbaden’s or the Met’s), whatever one thinks of modernism’s never-fully-successful attempts to banish romantic narrative, which usually comes in the back door in accounts of artists’ wild or heroic lives. Tellingly, in the earlier Body Double 5, Dellsperger enacted a version of the same sequence in the ultimate land of romance, Disneyland. Here, with Disney’s signature castles visible behind the hedge that Dellsperger needed to avoid interference, we can see that artist’s makeup, after a long day, is no longer perfect. In the happiest place on earth, inhabited by outsized Mickeys and Plutos who waddle up and hug visitors, Dellsperger lets the reality behind the artifice show, as if to point out that his practice does not depend on Disney’s total simulation but on a powerful logic of desire that can subsume even half-achieved play-acting.

In writing about Sergei Eisenstein’s filmmaking in Image-Music-Text, Roland Barthes points to a scene in which Ivan the Terrible’s beard shows itself to be blatantly artificial as signaling the film’s power to recoup meaning in the face of an obvious constructedness. One sees through the disguise for a moment “without abandoning the good faith of the referent” and in spite of disguise showing “its fissure and its suture.”(3) In a similar way, counterposing the strain of cinema that depends on special effects and (in my view illicit) claims to seamlessness, Dellsperger’s work aligns itself with an important undercurrent in cinematic history, a lineage that extends from Eisenstein through Orson Welles and Hitchcock to De Palma, in which the play’s the thing - open artifice and image triumph over covert simulation. If one thinks of cinema as caught between its powerful ability to capture reality and its equally powerful ability to eliminate reality from objects and render them up as pure images, or, somewhat grandiosely, as caught between truth and beauty, then Dellsperger’s cinema comes down strongly on the side of beauty and image. In its world of doubled doubles, and layered, almost stuttering repetitions, authentic origins are relegated to the customary fate of the hindmost: to be neglected because the object of desire races far ahead - a projection that is totally indifferent to matter and substance.

Chris Gilbert - Associate Curator - Des Moines Art Center
© All rights reserved

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1 Harold Bloom, The Anxiety of Influence (New York: Oxford University Press, 1973), p. 141.
2 Roberta Smith, “Brice Dellsperger: Team Gallery,” New York Times, March 8, 2002.
3 Roland Barthes, A Barthes Reader (New York: Hill and Wang, 1982), p. 323.


La Nouvelle Olympia est née, Alexis Vaillant

Sex appeal bien campé, regard tripé, beauté ultra-travaillée. Voici Joy, une blonde radicale qui dégage autant côté femme que côté mec. Elle apparaît ici sur la scène pailletée du Baron, cabaret parisien old school des quartiers chics, devant la caméra - elle aussi très hot - de Brice Dellsperger, artiste et remetteur en scène habile tendance camp. Danseuse professionnelle et transsexuelle athlétique, Joy donne ici le meilleur d’elle même et livre un strip-tease sulfureux, remake et demake du clip de Baillie Walsh tourné au Raymond Revue Bar de Londres en 1992 pour Massive Attack : Ladies & Gentlemen: Take a lift to 7th Heaven with Miss Sparkle dans lequel une inconnue non créditée, s’adonne à un strip magnifiquement trans-genre comme tourné en une seule prise, dans et devant un ascenseur ultra chic. Cette idée de la femme a fasciné Dellsperger depuis longtemps et ressort à plein tube. Talons et boa sont ici réunis pour faire de cette danse de bar tonique filmée puis montée un coup à l’endroit un coup à l’envers six fois de suite (une boucle de 22 minutes) l’éloge d’un corps double, arrogant et plein de peps motivé par Dellsperger lui-même et spectacularisé par Joy la pro dans une atmosphère silencieuse et existentielle comme rougie. Ladies & Gentlemen, un grand cabaret pour petits écrans.

A new Olympia is born, Alexis Vaillant

Lots of sex appeal, a distant, unblinking gaze—an over-the-top beauty. Here is Joy, a cutting-edge blonde, standing on the glimmering stage of a pittoresque cabaret, located in a posh area of Paris, the Baron, shot by the lusty camera of Brice Dellsperger, artist and skillfull director of this rather camp reinterpretatation. Joy’s a professional dancer and an athletic transexual, and she’s stripping herself bare with plenty of drive, acting in what is in fact the cryptic remake of a videoclip, directed by Baillie Walsh, and filmed in the Raymond Revue Bar for Massive Attack : Ladies an Gentlemen  : take a lift to the 7th heaven with Miss Sparkle, in which an unknown and unnamed woman  strips off gorgeously, and seemingly in a single shot, within a luxuous lift and in front of it. This idea of femininity has been fascinating Brice Dellsperger for long, and finds here its massive outcome. With stilettos and a boa she’s dancing vigorously around the bar , and this dance, played forwards and then backwards for six times (a 22 minutes loop), is a praise to a double-sided body, arrogant and shiny, encouraged by Dellsperger himself, and mastered by a skillfull Joy, in a silent, existential and crimson atmosphere. Ladies an gentlemen, bienvenue au cabaret on tv screens.


© Alexis Vaillant, allrights reserved.


Brice Dellsperger dans ses rôles d’interprètes, acteur et metteur en scène - Sylvie Couderc


L’usage des images fixes et animées, soit la photographie ou le cinéma, a permis la création, par les artistes, de mises en scène, soit des saynètes ou des performances, au cours desquelles ils sont devenus acteurs ou metteurs en scène ou bien les deux à la fois. De Marcel Duchamp, travesti en Rose Sélavy à Andy Warhol, auteur et acteur de ses propres films, les arts plastiques se sont inspirés des pratiques des arts du spectacle, en les associant souvent aux phénomènes de la communication médiatique. L’œuvre de Brice Dellsperger qui débute à la fin des années 1990, vient corroborer cette situation. Les jeux de l’artiste-interprète auxquels il se livre, sont plus particulièrement exprimés par les figures de la doublure et par les genres cinématographiques de la série B et du remake. Depuis 1995, Brice Dellsperger a créé un corpus de travaux intitulés Body Double, numérotés de 1 à 20. Chacun d’eux est une réinterprétation de séquences de films connus sur un support vidéo. Bien que ces réalisations soient directement issues de l’univers du cinéma, la démarche de l’artiste se rattache au domaine des arts plastiques. Les séquences qu’il filme à nouveau, proviennent de longs métrages qui font désormais date dans l’histoire du cinéma comme Orange mécanique par Stanley Kubrick (1971) ou bien de films cultes comme ceux de Brian De Palma (Pulsions, 1980) ou encore de films singuliers d’auteurs, soit Women in Love par Ken Russell (1969), L’Important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski (1975), ou bien Mulholland Drive par David Lynch (2001).

Les doublures

L’artiste attribue au terme « Body Double » les deux sens de « corps double » et de « doublure ». Body Double c’est aussi un film réalisé par Brian De Palma en 1984 auquel Dellsperger fait évidemment référence, empruntant son titre pour identifier la série de ses 20 films. De Palma s’est inspiré de Fenêtre sur cour et de Vertigo par Alfred Hitchcock , pour mettre en scène un acteur de série B et développer, sur le modèle du polar, un scénario chargé d’épisodes rocambolesques dont on ne sait pas toujours si ils appartiennent à la diégèse du film ou s’il s’agit du film dans le film. Parfois Brice Dellsperger interprète lui même les personnages de ses vidéos (Body Double 1-2-3-4-513). Dans Body Double n°15 et n°5, il est à la fois le personnage masculin et féminin. Dans ses autres films, il dirige des acteurs non professionnels. Travesti en femme dans Body Double n°15, il attribue aux deux personnages la même apparence féminine. Ainsi apparaît d’abord à l’écran une femme brune, dotée d’une gestuelle féminine. Puis le second protagoniste, sensé incarner un homme, intervient comme la réplique du premier à l’exception d’une paire de lunettes noires et d’une gestuelle davantage masculine. En s’accordant sur le scénario du film original de Brian De Palma, la perte d’un gant est l’occasion d’un chassé-croisé entre les deux protagonistes dans un espace muséal labyrinthique, au cours duquel, dans le film de Dellsperger, les identités se confondent : on ne sait plus qui est qui, qui poursuit qui.
Avec Body Double(X), l’artiste s’est engagé dans un travail long et complexe, puisqu’il s’agit du seul film qu’il ait refilmé, à ce jour, en version quasi intégrale, soit L’important c’est d’aimer, un travail poursuivi pendant deux mois consécutifs, puis quatre fois quinze jours, entre 1998 et 2000. Le personnage incarné initialement par Romy Schneider, ainsi que tous les autres rôles, autant féminins que masculins, sont joués par le même acteur de sexe masculin, Jean-Luc Verna, par ailleurs artiste. Travesti en femme, Verna garde une apparence identique pour tous les rôles, au moyen d’une perruque aux longs cheveux, tour à tour blonds et châtains. Dellsperger conserve la bande originale du film de Zulawski. Par conséquent ce sont les voix, les postures, le jeu dramatique original des acteurs, mimés par Verna, qui donnent l’occasion au spectateur, de distinguer les rôles des uns et des autres et de retrouver malgré tout l’œuvre de Zulawski tout en éprouvant, néanmoins, le sentiment d’être sans cesse déplacé d’un film à l’autre. Body Double (X) présente une césure entre corps et voix, entre image et bande son, la même qui marque l’ensemble du cycle des 20 Body Double. Deux ans se sont écoulés entre les premières scènes tournées et les dernières de Body Double X. L’artiste a filmé, à différentes périodes, l’aspect du corps tatoué de Verna, évoluant selon les nouveaux tatouages inscrits sur sa peau. De ce fait, son apparence est-elle parfois différente, d’un plan à un autre. C’est à travers le montage que Dellsperger recrée le cadre général des scènes, un montage d’autant plus visible, les raccords d’autant plus repérables, que le corps de Verna est dissemblable d’une image à une autre. Dans le cinéma classique, la doublure remplace l’acteur dans des scènes soit dangereuses, soit licencieuses, sans changer son apparence afin d’illusionner le spectateur. L’acteur et sa doublure ne font qu’un. Avec Dellsperger, la doublure est au contraire remarquable. Dans le travail que propose l’artiste, ses doublures ne ressemblent pas aux acteurs des films auxquels il se réfère. Romy Schneider, par exemple, dans L’important c’est d’aimer, ne peut être confondue avec la doublure que lui assigne Dellsperger. De même, il attribue à chacun des autres acteurs une doublure qui n’est pas son double. Dans les scènes inspirées par Pulsions de Brian De Palma, les deux doublures ne ressemblent pas, non plus, aux acteurs engagés par le cinéaste américain. En revanche, Dellsperger crée entre elles une grande ressemblance tout en distinguant des caractères féminins pour l’une et masculins pour l’autre. Dans la séquence qui reprend la scène de masturbation de Mulholland Drive, Dellsperger a recours à différents modèles féminins et masculins tous travestis qui ne se ressemblent pas physiquement, mais qui se succèdent, plan après plan, en répétant la scène à l’identique afin de simuler une unité d’action et de lieu.
La manière dont il procède est d’autant plus impressionnante qu’il entretient de constants paradoxes : au lieu de deux figures, l’une répliquant l’autre selon les conventions du spectacle, il crée de fausses ressemblances, il entretient un effet d’illusion toujours perceptible. Le couple que forme l’acteur et sa doublure dans un film classique n’est pas repris tel quel par Dellsperger. Ainsi le spectateur n’est-il jamais complètement dupé. Toutes ses doublures se ressemblant, l’artiste perturbe considérablement la lecture habituelle d’un récit qui repose sur des processus d’identification et de cognition spécifiques.

Ressemblances / dissemblances

Dans l’exercice récurrent de la mise en abîme auquel se livre Dellsperger, la doublure provoque toujours une rupture. C’est de cette façon, que l’artiste acquiert une parcelle d’autonomie et d’existence propre vis à vis de ses références. C’est à cette condition que Dellsperger peut agir comme un auteur et, pour ce faire, réactive le procédé du montage qui abolit « l’effet de réel » conforme au cinéma de fiction académique, pour restaurer les principes fondamentaux de la fabrication cinématographique. Le répertoire de films dans lequel il puise, comporte parallèlement des scénarios qui exploitent volontairement les aspects artificiels de la mise en scène comme les procédés du remake ou du film dans le film, activant de façon récurrente la notion de la dualité (la copie et l’original, le modèle et la référence…). Dans Mulholland Drive, la question de la double personnalité est au centre du film alors que Women in Love met en miroir deux couples hétérosexuels. D’après ce film, c’est précisément la scène du duel entre les deux hommes, proposée comme un combat érotique par Ken Russell, que Brice Dellsperger a choisi d’interpréter. C’est le même acteur, Jean-Luc Verna, une nouvelle fois dirigé par Dellsperger, qui joue les deux personnages opposés dans la lutte. Parce que son corps est tatoué et qu’il n’était pas toujours disponible pour tourner toutes les scènes, l’artiste a utilisé ce qu’il appelle « une doublure corps », entièrement nue sur laquelle il a reporté les tatouages de Jean-Luc Verna, choisissant cette doublure la plus ressemblante possible au corps de Verna.
Le jeu entre ressemblance et dissemblance constitue la trame commune à toutes les réalisations du cycle Body Double. Il s’agit d’introduire du dissemblable en faisant surgir des corps similaires que le spectateur différencie cependant par la voix, les gestes et quelques accessoires (vêtements ou perruques). Ce même effet de dissemblance anime le genre du remake : Body Double par De Palma ne réplique pas mais adapte Fenêtre sur cour et Vertigo d’Alfred Hitchcock, à travers des situations analogues, soit une scène de meurtre surprise d’une fenêtre, une femme se faisant passer pour une autre…Les Body Double de Brice Dellsperger, à leur tour, exploitent les thèmes communs à ces films : le voyeurisme, la perte d’identité, l’impuissance sexuelle, la claustrophobie, la double personnalité, la maladie de la persécution rendent compte de la pathologie de sujets en proie à des tourments existentiels, divisés, en quête de modèles, dominés par les affects.

Le remake, à la manière de Dellsperger se distingue de la forme classique du remake au cinéma qui est souvent le fruit d’une réadaptation à l’écran comme on réinterprète, au théâtre, un texte. Les Body Double de l’artiste insistent davantage sur la production d’anomalies, de fac-similés, ne manquant pas de souligner le déclin de l’aura, des héros et des stars moins dans la nostalgie de leur perte que pour faire valoir de nouvelles icônes, par exemple Jean-Luc Verna à la place de Romy Schneider, et d’autres langages, la vidéo à la place du cinéma.

Le spectateur à l’oeuvre

Mais Brice Dellsperger porte plus d’intérêt au spectateur qu’aux récits des films et aux types de personnages incarnés. « Je pense, dit-il, interroger davantage le spectateur que l’acteur. Celui-ci, tel que je le dirige, est limité dans son jeu ». A travers l’acteur, l’artiste concerne le spectateur au sujet de son rôle, de sa position devant l’écran, de sa capacité de perception et d’émotion. Toutefois, à l’aspect didactique et analytique du travail de Dellsperger, répond Ia large part qu’il laisse aux émotions et aux affects du spectateur dont le trouble et la fascination ne cesse de croître. L’artiste ne minimise jamais, ni n’efface les tensions dramatiques du récit auquel il se réfère, interprétées par les acteurs. Au contraire, il les réactive, les renfonce, les réaffirme, en les mettant à nouveau en scène. C’est l’opération de « rafraîchissement », selon le terme employé par l’artiste, qui le retient essentiellement. Il entend ainsi témoigner de sa faculté de recréation à partir de films anciens. Sans les répéter, ni les plagier, il nous les re-présente, c’est à dire les inscrit -comme un second temps, un après coup- dans notre présent. Car, d’un médium à l’autre - la vidéo au lieu du cinéma - d’un genre à l’autre - la série B au lieu du chef d’œuvre - d’un acteur à l’autre - la doublure au lieu de l’original- , Brice Dellsperger ne dresse-t-il pas le décor dans lequel s’énonce la culture d’aujourd’hui, entre le grand et le petit écran, entre le plateau de télévision et le film DVD ? Dans un tel contexte où les questions de l’audience et des moyens de diffusion ont acquis une extrême importance, il revient au spectateur d’interpréter, à son tour, son rôle, d’en rejeter la passivité attendue par l’industrie culturelle, pour d’adopter la position d’un sujet à l’œuvre, c’est à dire capable de gagner en réactivité, pour mieux jouir de sa co - présence auprès des œuvres d’art.

Ce texte a été élaboré à partir de la présentation de ses films, par Brice Dellsperger, au cours du colloque « L’interprète, entre traduction et création », le 2 décembre 2004.
© Sylvie Couderc, all rights reserved.


Body Double (X), Didier Bisson

François Wahl : - Mais on ne comprend pas comment autrui va réapparaître dans votre discours...
Jacques Lacan : Ecoutez, l’important, c’est que je ne me casse pas la gueule!

Qui découvre Body Double (x) pour la première fois peut ne pas distinguer que le sujet regardant se trouve d’emblée plongé à l’intérieur même d’un langage ne cessant d’être interprété, dans l’actualité d’une projection en cours. L’assistance est conviée à partager la vision d’une accommodation de l’oeil à une réalité qui a été filmée sans film, à savoir vidéée, sur la base d’une autre fiction auparavant créée et sur laquelle ce qui est vu a été déposé seconde collée après seconde collée et plan après plan recouvert par du presque semblable : on pourrait parler de vidéologie. C’est le corps de la réalité qui, ici, se voit prêté une doublure, celle du manque, d’une absence qui pourrait ne pas paraître puisqu’elle se montre dans ce cas masquée par le biais d’un imaginaire accordé de façon plus ou moins claudicante à une forme de structure préexistante, pour ne pas dire prédéterminée, ne serait-ce que par le choix d’emprunter pas à pas un chemin déjà offert, comme un itinéraire clos et auparavant constitué : bien que cela ne soit pas dit, et parce que cela n’est pas montré, ce qui préexiste est précisément captivant, les corps s’y calquent, même s’ils trébuchent, un nouveau réel est créé.

Dans cette dépense, la vidéo est claquée, pour ne pas dire qu’elle renvoie peut-être à quelque chose de mort, claquée sur la structure d’un film dont subsiste à l’oreille, elle qui ne se clôt jamais comme pour contredire l’illusoire toute-puissance de l’oeil, une bande son presque intacte, claquée comme la langue au palais, plutôt que plaquée comme il n’y eut déjà plus de gloire effective pour les spécialistes en marqueterie à l’ère advenue et déjà passée du Formica moderne. Le chant triomphant du marché des marketeurs lui a été substitué et ne cesse, depuis cette forme d’exhaustion temporelle du fait-main, de ressortir des resucées synthétiques et de conduire un train de cervelles molles - autres montres, nouveaux monstres, tout va si vite n’est-ce pas? - jusqu’au bord d’une falaise devenue de glace d’où elles se précipiteront, se prenant pour quelques héroïnes de films cependant dépassés, dans un vide où flotteraient des vessies éventuellement phosphorescentes, et que l’on tenterait alors de prendre pour de vraies lanternes. Mais un modèle qu’est-ce? Faut-il se souvenir de Robert Bresson faisant post synchroniser ses films à ses actants dans le noir? Mais une vessie qu’est-ce? Faut-il rappeler Lacan à la rescousse? Car la difficulté vient de ce qu’il n’est pas simple, alors, d’accepter que l’inconscient «est bien plutôt quelque chose proche de la vessie» qui «à condition d’y mettre une petite lumière à l’intérieur, (...) peut servir de lanterne.» (in « De l’amour à la libido », Les Quatre Principes Fondamentaux de la Psychanalyse)

La condition : dans Body Double (x), c’est bien de ça dont il s’agit. De la condition de la lumière, d’un bain de conditionnel de la mémoire, de liberté conditionnelle de l’être, et d’une lumière libre d’être suspendue au désir de l’autre. Cette lumière s’éprouve ainsi au travers de ce qu’offre par rétroaction la coordination d’un imaginaire à une structure, imaginaire sans lequel elle resterait inappropriée à devenir ou être une possible demeure pour (l’)être. Tout pourrait se résumer à cette intercession (du désir). Alors on rira bien sûr. Mais pas si sûr que cela. Il est, en effet d’un faire, des comiques dont l’émotion triturent tant le gros colon et le petit grêle que c’est la larme qui vient des fois tirer à l’oeil ce qu’en éprouve le coeur. La vision de Body Double (x) a pour implication de mettre en jeu une approche de ses effets quasiment équivalente aux empreintes organiques dues à un parcours de montagnes russes bien davantage authentiques que celles du royaume des vessies noires aux grandes oreilles, où là, c’est d’une idéologie par trop totalisante que la cervelle se trouve être emmaillotée, plutôt que d’être aimablement conviée à se parer d’un grimage souple, protecteur et sensible.

Ici donc, dans ce monde de l’oeil flottant, ce ne sera pas la moindre des coïncidences avec le corps que de voir coïncider, tout en s’en rendant compte, des plans différents au sein d’une même image fondue, de voir par là s’animer une éventuelle mémoire des manuscrits et des peintures gothiques, lors même que la première des vraisemblances se devait d’être celle de la diversité de valeurs proportionnées à un sens, réductible en l’espèce à la chronologie d’un tournage, ou à l’importance relativisée par une couleur marronnasse de certains personnages secondaires. C’est donc sous les yeux mêmes, en quasi direct, celui de la perception d’un collage, que semble émerger la matière d’un rêve en train d’être fait, vécu de par les imperfections subsistantes d’une forme d’arrangement peaufiné au montage, soit sans que cela ait été à proprement parler prémédité, comme cela résulte, ainsi qu’une éthique fondée, d’une pratique et d’une expérience à l’oeuvre, en l’occurrence d’un art pour ne pas dire d’un métier. Pour faire référence, il serait éventuellement possible de parler de L’Inquiétante Etrangeté, et par là de renvoyer, après Lacan, à Freud. Mais après Freud? Faudra-t-il tricoter ce que Paul Ricoeur peut dire ici ou là des images et des icônes, de la mémoire et des empreintes, avec ce qu’Eliade subodorait des mythes des origines? Et faudra-t-il emballer le tout dans S/Z de Barthes?

Car qu’est-ce donc que ce corps unique démultiplié à x exemplaires (plus un), qu’est-ce que cette uniformité modulée de perruques, qu’est-ce aussi que cette présence presque palpable d’un masque mou et mort porté par corps vivant, sinon la vague mémoire, et cependant précise, mais largement insue, toutefois esthétiquement pertinente, d’une forme d’androgynat permettant de penser, sinon l’utopie, du moins l’impossible présidant à l’appropriation de toute oeuvre par une lecture d’où l’auteur peu à peu s’évanouit dans la lumière du verbe? Ce travail renvoie en effet aux sources mêmes de la parole et de l’image, soit incidemment au sacré : l’androgyne et son ordre, celui d’avant les clercs, celui d’avant la ligne de partage du texte. Cette fantaisie est ainsi développée sur la base d’une forme de neutralité d’avant tout emprunt au monde, celle de ce corps proposé comme modèle unique auquel des différences peuvent dès lors être attribuées.

Par dessus un silence de vitrail, ce corps devient support des voix des histoires, ce corps est affublé d’adjectifs ou d’adverbes vestimentaires ou cosmétiques, et lui-même résume ou rassemble les paradoxes et les contradictions internes à toute conception du temps, qui peut alors d’un spasme s’ouvrir, se scinder, se répartir et soutenir l’avènement des individualités. Mais dans l’O plastique qui persiste au milieu du mot mot comme à la fin de vidéo, par la bouche même du son prononcé, par ce décalque d’un orifice universel des corps et l’inscription poétique de sa mémoire dans une lettre du langage, est néanmoins signifiée l’unicité de l’espèce au travers d’une quasi grammaire graphique de l’être et de ses dires. Aussi, que par dessus cette sorte de chanson de geste, on n’aille pas nous parler bêtement du sexe du même, lors même qu’il s’agit toujours de l’autre du sexe et de ce qu’implique son accueil en soi : l’autre, en retour d’être, par dessous ses ajouts, ses maquillages, ses perruques, ses latex, les lazzi et les bûchers, ces trous noirs cachant de la personne les variations souterraines d’un perçu, et parfois ici, d’un plan à l’autre, d’un tatouage de plus, d’un tatouage de moins, d’un piercing en sus, d’un piercing encore en désir et non encore passé, comme somme toute la peau des mots est la même pour tous, comme c’est aussi le regard d’autrui qui, in fine, fait toujours le travesti.


On comprendra qu’on est passé de l’autre côté du mouroir, et comme il n’est pas de pilule d’immortalité miracle, au-delà d’une forme d’apparent délire prosateur, ou de l’éventuelle obscurité d’un langage qui ne peut ni ne veut se dépouiller de sa touffeur, c’est bien le fond du doigt que l’on peut croire toucher, et de la place faite pour l’être de l’autre dont il s’agit décidément ici. C’est elle qui est à la tête de cette oeuvre, pour ne pas dire de ce chef-d’oeuvre, de ces images passées à la moulinette du rêve qui s’ouvre, qui se construit et s’en vient fouiller à mains douces les tripes même des regards, lorsqu’il est donné, pour qui le désire, d’avoir accès à cet artisanal travail de titan signifiant qu’au fond l’important c’est d’aimer.


RIS MEC, EUX PEU / REMAKE UP

A recipe is here given in another language in so far as it may not be echoed if it was said in only one. The trick, the trap of any kind of translation or duplication is that losses and profits are ambiguous. Take for instance a French film of the 70’s. Shoot it again almost absolutely alike with only one actor. Paste this on the previous film, keeping the original soundtrack. Then, if watching at this obviously doubled fictional picture, you nevertheless forget the difference exists, you will perhaps feel that a kind of exegesis of the reality is contemporary useless. But you may also choose to react to this indifference by a global or systematic making out of the real. In both cases, imagination may be over. Will you go on being human? Will the body, as the matter of dreams, remain the core of the desire? Or will you mix up your doubled «you» with a shield against the sunligths of the truths? Good mourning fantasm!


Pour Brice Dellsperger & Air de Paris - Didier Bisson, Paris, le 2 novembre 2000 -© Tous droits réservés - Didier Bisson - 2000


Ambiguités, Eric Troncy

La chair n’a pas de genre, pas de sexe. Ou plus exactement elle les a tous les deux, et c’est ce qui laisse penser que l’œuvre de Brice Dellsperger est avant tout charnelle : elle est traversée de créatures qui, plutôt que d’être soit homme soit femme sont l’un et l’autre à la fois, dans un indiscernement grave et joyeux. Charnels, donc, et exclusivement charnels, sans genre particulier, faisant d’ailleurs ainsi oublier leur statut d’êtres humains pour devenir de véritables personnages fantasmatiques. C’est avec une obstination remarquable que Brice Dellsperger, aujourd’hui 31 ans, consacre depuis 1995 son temps à l’étude d’extraits de films célèbres (ou, d’ailleurs, de films dans leur durée intégrale) qu’il se donne les moyens de tourner à nouveau, avec d’autres acteurs – il n’en conserve que la bande son originale. Tous ont pour nom générique “ Body Double ”, qui signifie “ doublure ”, mais renvoie aussi au film réalisé en 1984 par Brian de Palma, cinéaste dont le nom est associé précisément à l’idée de reprise, et dont les nombreuses citations hitchcockiennes ont pu lui être reprochées. De Brian de Palma, Dellsperger n’emprunta pas uniquement ce nom, mais aussi des extraits de “ Dressed to Kill ” (Body Double 1, 1995 ; Body Double 5, 1996 ; Body Double 15, 2001), “ Body Double ” (Body Double 2, 1995 et Body Double 3, 1995), “ Sisters ” (Body Double 6, 1996 et Body Double 7, 1996), “ Blow Out ” (Body Double 9, 1997 et Body Double 12, 1997) “ Obsession ” (Body Double 10, 1997 et Body Double 11, 1997).

Plus que de “ remakes ” (devenu un genre à part entière dans l’art contemporain), il s’agit ici plutôt “ d’interprétations ” : une interprétation dont Dellsperger s’est chargé dès l’origine lui-même, endossant tous les rôles dans les scènes auxquelles il se consacrait. Il s’agit donc aussi d’appropriation, un autre procédé qui connut dans les années 80 son heure de gloire dans le champ de l’art. Il se peut bien en effet qu’à l’origine du travail de Dellsperger, il y ait le projet de devenir lui-même la chair du film, et plus exactement toutes les chairs du film, perruques et faux seins s’ajoutant à une minutieuse reconstitution des costumes lorsque l’acteur doit interpréter un personnage féminin. Face a la prolifération de l’usage de la vidéo, le critique d’art anglais Gregor Muir faisait part de ses doutes quant à sa nécessité. Selon lui, nombre d’artistes avaient recours à ce medium pour singer le cinéma : projeter une vidéo sur un écran de grand format pouvait donner le sentiment cinématographique et, pour l’artiste, laisser croire à un statut de réalisateur – et au glamour qui s’y attache. Les Body Double de Dellsperger ont cette politesse de payer d’emblée leur tribu au cinéma : ils s’annoncent clairement comme des produits de deuxième génération, ne s’abritant pas nécessairement derrière des prouesses techniques – pour qu’un seul personnage interprète tous les rôles il faut en permanence procéder à l’incrustation sur le même plan d’images tournées à des moments différents – retrouvant en cela l’univers familier de Jean-Christophe Averty. On les oublie rapidement, comprenant bien que là n’est pas la question, et l’on peut d’ailleurs regarder ses films sans même connaître l’original.

Il ne faut pas très longtemps en effet pour se laisser absorber complètement par l’univers éminemment singulier, par exemple, de ce qui reste aujourd’hui son “ grand œuvre ” : le décalque du film “ L’important c’est d’aimer ”, réalisé par Andrzej Zulawsky en 1975, interprété pour la circonstance par le seul Jean-Luc Verna, artiste et acteur hors pair, qui fait dès la première image oublier Romy Schneider. Grand gaillard chauve, piercé, barraqué et le corps tatoué d’étoiles, Verna devient littéralement la chair d’une femme tant sa qualité d’interprète est remarquable : lors de la présentation du film à New York, la critique d’art Roberta Smith suggéra que Verna obtint un Oscar ! Acteur récurrent dans l’œuvre de Dellsperger, c’est Verna encore qui partit récemment en Angleterre, à Derby, au Château d’Elvaston, pour la reconstitution minutieuse d’une scène de “ Woman in Love ”, réalisé par Ken Russel en 1969 : après de minutieuses recherches, Dellsperger avait en effet identifié l’endroit exact ou avait alors été tourné cette scène de lutte entre deux hommes, devant l’imposante cheminée du “ Gothic Hall ”. Car la reconstitution prend chez lui parfois des aspects maniaques : pas de place pour l’à peu près. Récemment encore, c’est une scène de “ Mullholand Drive ”, de David Lynch, à laquelle Dellsperger s’est attaqué, dans le cadre d’un workshop conduit à l’école d’art de Lausanne où il enseigne. Ce sont ses étudiants et ses étudiantes qui ont eu la lourde tache d’interpréter à tour de rôle celui de Naomi Watts se donnant du plaisir juste avant de se suicider – une scène que Dellsperger décrit comme l’expression d’un “ vide affectif ”. D’abord réticents, les étudiants comprirent rapidement que l’entreprise était fort sérieuse : ils parlent aujourd’hui de cette semaine de travail intense comme de leur plus formidable souvenir. Il n’est que de visionner le “ making of ” pour voir avec quelle application se sont déroulées les scènes de maquillage, et comment ces acteurs provisoires se sont piqués au jeu. Tour à tour, garçons perruqués de bleu électrique, filles maquillées plus que de raison ont pris place dans un canapé pour entrer dans la chair de l’actrice. L’exercice est bref et intense : on voit sur le plateau les yeux s’écarquiller dans le constat patent du dépassement de ses propres limites. Le choix des films ou scènes auxquels Brice Dellsperger s’attaque n’est ni aléatoire, ni simplement de l’ordre du goût. Là où les artistes qui se sont fait les champions du “ remake ” choisissent leurs films dans un répertoire très docte et prévisible (Fémis/Cahiers du cinéma), c’est sans complexes que Dellsperger rejoue “ Saturday night fever ” (Body Double 13, 1999-2001).

Ses choix à lui sont moins soucieux des convenances, et traquent l’ambiguité des genres, les frontières incertaines entre le masculin et le féminin et cet instant où, peut-être, l’un verse dans l’autre : l’instant où la passion et le désir dictent leur loi. Caricatures de la féminité et du machisme absolu y sont redistribuées par les interprétations travesties d’amateurs dont on ne peut que s’extasier devant leur performance, montrant alors un aspect des relations entre les personnages que n’avait pas exprimé le film original avec autant d’évidence. Dellsperger n’hésite jamais à forcer le trait, par exemple en confiant tous les rôles d’une scène de “ Twin Peaks ” à Morgane Rousseau et à sa sœur Gwen Roch, y compris ceux de bûcherons passablement ivres dans un pub. L’effet est saisissant : dans une telle pagaille, on ne regarde plus l’histoire de la même façon, et c’est bien plus qu’un film qui se présente au spectateur. Car ce qu’impose le travail de Dellsperger au spectateur, c’est l’expérience d’une complexité qui perturbe par tous les moyens les tentatives de se raccrocher au réel – pour mieux, au bout du compte, le pointer du doigt.

© Eric Troncy, all rights reserved.

BODY DOUBLE (X), Maxime Matray

- C’est pas maintenant que vous sortez votre liqueur médiévale ?
- C’est pas là que vous me traînez par les cheveux jusqu’au lit ?

Fabio Testi et Romy Schneider, “ L’important c’est d’aimer”


La vie sur la galerie des répliques

Plusieurs années déjà que Brice Dellsperger s’est fait le spécialiste de la facticité dans ce qu’elle a de plus ostensible. Il reprend et recycle à son compte des scènes de films. De cinématographie. Les premiers épisodes des “Body Double” (c’est le titre générique qu’il donne à sa série de palimpsestes) recouvrent d’un glacis cosmétique, à rebours, transgressif et “transgenre” certains morceaux joliment choisis du cinéma d’Alfred Hitchcock (Psycho), de Brian de Palma (Dressed to Kill, Body Double, Blow Out, Obsession), de Georges Lucas (Return of the Jedi), de Gus Van Sant (My own private Idaho). La moindre marque des vicissitudes de la narration est évacuée avec un soin tout particulier, quasi-chirurgical, afin qu’en définitive chacune de ces séquences semble porter en elle-même, et pour elle-même, quelque chose d’immédiatement archétypique. Chaque séquence est un raccourci fictionnel, mais toujours donné à voir hors la fiction. Scènes de meurtre (elles sont, je crois, au nombre de trois, par strangulation ou estafilades multiples), de baiser langoureux sur fond de plage, de poursuite sur fond de parc d’attraction, de retrouvailles sur fond d’aéroport, d’agonie sur feu d’artifice, d’aveu sur fond d’oedipe et d’inceste, de pilotage nocturne sur fond de musique disco, etc... Ainsi et méthodiquement, on découvre que les mêmes tournures produisent avec constance les mêmes effets. Pour les nécessités de la reprise, chaque geste, chaque plan, chaque expression est disséqué largement, avant d’être réactivé dans un contexte neuf et synthétique. Parfois une même séquence est tournée et montée plusieurs fois, avec des comédiens différents. Tout ça pourrait dresser une espèce de commencement de catalogue des passions et des actions simplifiées à l’usage des proto-cinéastes crypto-hollywoodiens et de leurs émules. On se retrouve cependant, au bout du compte, tout à fait ailleurs. Car les personnages que Brice Dellsperger met en situation sont, pour la plupart, des hommes perruqués, équipés de faux seins, poudrés et habillés en femmes exagérées. Appelons-les, par convention, des “travestis”. C’est déjà quelque chose d’une définition, mais pas assez. Parfois ces personnages jouent plusieurs rôles, dialoguent avec eux-mêmes sous d’incroyables masses de cheveux factices, de couleurs et de formes variées. Souvent les séquences en question sont l’occasion, une fois évacuée la surcharge pondérale de l’anecdote, d’une mise en scène de l’altérité, de la gémellité, et des rapports que tout l’ensemble entretient finalement avec la Mort, perchée sur de trop hauts talons. Comme souvent est la Mort, d’ailleurs.


L’important c’est d’aimer l’extension

Sortons-le avant qu’on nous en fasse grief : Body Double (X), opus numéro 10, n’a rien d’un hommage. C’est un palimpseste, un doublage ; ou peut-être, simplement, de la grande peinture, exécutée sur un canevas pas tout neuf, exhumé d’un ancien container. La mouture originale de ce film commence dans le sang et se termine dans le sang. Le premier sang est très évidemment factice. Le dernier aussi (quoique de façon moins évidente et moins cinématographique), puisqu’il s’agit de cinéma ; mais si l’on croit à la véracité du cinéma et à ses prérogatives, on est bien forcé de croire aussi à la véracité du sang dans le cinéma. Entre les deux effusions de sang s’est déroulée une ficelle complexe, tressée de sentiments hésitants et d’intentions vagues, de rapports marchands et de ratages. Pas mal de ratages. Une comédienne apprend, notamment, à dire “je t’aime”. Des gens meurent. C’est un film d’Andrzej Zulawski, d’après la “Nuit Américaine”, roman de Christopher Frank, avec Romy Schneider, Fabio Testi, Jacques Dutronc, Klaus Kinski et quelques autres acteurs. L’important, ce n’est pas d’aimer le film de Zulawski. On peut même regarder l’augmentation qu’en a produit Brice Dellsperger sans avoir jamais rien connu de l’original.


Avis partagé des gens de la plaine

“ Personne ne te croira si tu prétends qu’il s’agit d’un remake”. On en est effectivement très loin. Brice Dellsperger confie, à son propos : “On voulait vider la fiction, pomper toute l’énergie du film. Qu’elle ne soit plus qu’une enveloppe vide.” Chaque élément de la composition a ainsi été décalqué, re-considéré, re-pensé et travaillé séparément, dans l’optique non pas de répondre à une nécessité narrative indépendante, mais d’offrir au regard la solidité d’une agglomération composite. Ce film est un panneau de particules conçu par un ébéniste. Ou bien un chien de race indéterminée qui se serait construit, de l’extérieur, ses propres pattes, ses remblais, son pelage et du vocabulaire. On marche mieux quand on commence par construire ses propres pattes, même sur les ruines de celles des autres. C’est connu. Aucun chien n’oserait prétendre le contraire. Ni même aucune armature de chien. Dans la pratique, l’activité de Brice Dellsperger s’apparente essentiellement à un travail de recouvrement ; il maquille la trame avec les pinceaux de l’outrance et du débordement ; ça confère à l’ensemble une coloration nouvelle, des joues pimpantes, un peu plus de raideur, aussi. Parfois, quelque chose de l’ancien régime (qui s’agite encore, avec la discrétion de la lave chaude, sous la ligne de flottaison) transperce la croûte du cosmétique. Ça crée des collines, des vallons, des discrépances, du bruit, un sourire. On ne sait pas trop comment on pourrait s’en débarrasser ; on n’est pas même sûr qu’il faille s’en débarrasser. Gardons-le. Car ce recouvrement et ces trous ramènent tout entier à la peinture, et à sa vaine poursuite, moderniste, d’une planéité irréprochable. Brice Dellsperger opère par stratification, superposition de plans et collage de vignettes. Il use l’image à force d’épaisseur ; afin que cette épaisseur devienne le théâtre d’une abstraction. Constatez l’image : l’image semble ne rien vouloir que continuer de signifier ce qu’elle signifiait auparavant. Pauvrette... Mais elle n’essaiera pas longtemps, car la signification s’enfouit, à chaque pelletée, un peu plus profond. Elle rejaillit cependant parfois ailleurs, transformée, fatiguée et grandie à la fois. Elle rejaillit dans les marges, par le truchement de ces personnages trop maquillés, aux seins trop hauts, juchés sur d’excessifs talons. Tout ce qu’il pourrait y avoir d’apparemment grotesque là-dedans, dès les premières mesures du film, se fait oublier très vite. L’oeil s’accoutume. Seule demeure cette espèce d’ivresse formelle et stupéfiante, vacillante à l’écran, qui ne parvient jamais à se fixer sur aucun objet réel. Sinon sur la figure du travesti, portée au pinacle de toutes les productions de Brice Dellsperger, qui n’appartient pourtant à aucun registre dramatique connu. Il partage, avec le caractère du clown, tel que le définit Christian Baud-Mercier dans “l’Ennui Spectaculaire” ce “goût parfaitement mesuré pour l’emphase quasi-tragique, médiatisé par du fard, des onomatopées et toute une panoplie de gestes outranciers. [...] on ne lui demande pas la lune ; il l’apporte quand même. Mais elle est en carton, comme à chaque fois.”


A quoi je ressemble ?

Body Double (X) est une forteresse complexe et versatile, on l’aura compris, et le rouage qui meut de long en large tout l’édifice se nomme Jean-Luc Verna. Il interprète tous les rôles. On reconnaît sa duplicité à ce qu’elle change de postiches et d’atours au gré de ses incarnations. On reconnaît ses bras, ses mains aux constellations qui en rehausse le velouté. Il est, tout au long du film, son propre et seul interlocuteur sous des tignasses éclectiques. Parfois médiatisé par ce masque semi-mortuaire et plein de la morgue de lui-même qu’en latex on lui moula, il se donne la réplique. D’autres fois, éparpillé dans le feuilleté des surfaces de l’interprétation, il ne parle à personne de vivant. Il monologue plusieurs fois, simultanément, toujours en play-back. Jean-Luc Verna est ce noeud autour de quoi pirouette (au sens propre comme au sens figuré) le décor d’un drame déjà compromis par d’autres, auparavant. Regardez ces tables, ces carpettes amovibles, ces cheminées mobiles, s’agitant à contretemps des acteurs. Les corps se meuvent comme en apesanteur. Les meubles et les gens semblent en permanence pris dans des tourmentes complémentaires, dans d’étranges confusions asynchrones. Si bien qu’au bout du compte on ne discerne plus qu’une chose : Jean-Luc Verna interprétant tout le film-pour-lui-même, le film pour le film, jusque dans ses moindres recoins.


Ne faites pas de photo s’il vous plaît.

“ L’important c’est d’aimer”, dans la version d’Andrzej Zulawski, se veut le récit d’une lâcheté généralisée, du jeu de quoi des lâchetés individuelles tentent de tirer leur épingle. Un seul personnage paraît réellement lucide au milieu de la confusion galopante des intérêts particuliers. C’est le personnage qu’interprète Michel Robin. Il déclare à Servais Mont (que joue Fabio Testi), avant de grimper, enfiévré, sur une table : “Allez, raisonnons. On est en Occident, la solution sera capitaliste. Tu l’aimes combien, ta théâtreuse ?” Si l’adaptation de Brice Dellsperger a pu se permettre d’évacuer sans dommage ce morceau de clairvoyance, dans quoi reposait, tout entier, le noyau moral du film d’Andrzej Zulawski, c’est sans doute parce que la dimension morale et édifiante, elle-même, a été totalement évacuée. Et les reflets du pathétique avec. À la trappe. C’est sur ce territoire que se situe à coup sûr tout le projet de la série “Body Double”. Le terme signifie “doublure”, en langue anglo-saxonne. Il pourrait aussi, simplement, se traduire par “double corps”. Il décrit en tout cas très clairement, je crois, ce que Brice Dellsperger cherche à produire : une impression de “plus de corps”. Afin, comme il le soulignait dans une entrevue accordée récemment à un journal parisien, de “redonner de l’aspérité à l’image”. Et vice-versa.




Texte diffusé à l'occasion de la projection de Body Double (X) à la soirée PointLignePlan, fémis, paris, 2001
(remerciements M. Matray, C. Merliot, P. Cassagnau) © Tous droits réservés - Maxime Matray, 2001


La chambre rose, Pascal Beausse

“ Garmonbozia ” dit un nain dans le prologue de Twin Peaks - Fire Walk With Me (1992) de David Lynch. Ce mot crypté, “ souffrance et désolation ”, est comme un programme pour tout le film, qui vient trouver non pas son point d’acmé mais sa condensation dans la scène choisie par Brice Dellsperger pour son opus 17. Une grande partie de son travail réside dans le choix des séquences de films dont il fait des remakes. Si Body Double X évoquait la lâcheté, Body Double 17 pourrait ainsi être placé sous l’intitulé de “ souffrance et désolation ” dans le vaste répertoire des passions humaines rassemblé au fur et à mesure dans le corpus au titre générique de Body Double.
Brice Dellsperger n’agit pas en cinéphile ; bien plutôt, il lit les films “ à rebrousse-poil, c’est-à-dire à l’envers. ” La modalité très particulière du remake qu’il a inventé consiste à dégonfler le film, à le vider de son intensité dramatique. Il ne s’agit pas pour Dellsperger de tenter de refaire une séquence le mieux possible, dans un jeu citationnel démontrant une parfaite compréhension du film modèle, mais bien plutôt de s’introduire dans la matière même du film, comme un virus. Les choix formels, en résultant des possibilités limitées offertes par les logiciels informatiques utilisés, déterminent son esthétique. Une esthétique vidéo volontairement pauvre, qui ne masque pas le trucage et fait du décor une scène figée dans laquelle s’insèrent les actrices : une image arrêtée, fixée sur le fond bleu où elles se meuvent à l’aveuglette. Body Double X confiait à un seul acteur, Jean-Luc Verna, l’interprétation de tous les rôles. Pour jouer la brune et la blonde du film de Lynch, Dellsperger engage deux blondes, deux sœurs, quasi jumelles. Morgane Rousseau et Gwen Roch interprètent non seulement Laura et Donna, mais aussi tous les autres personnages : la femme à la bûche, les amants, la copine, les serveurs du bar, l’orchestre.
L’action se situe dans le bien nommé “The Bang Bang Bar”, mais on se retrouve en présence d’un véritable Gang Bang iconographique. Plus ou moins bien découpées, les figures de Morgane et Gwen, en se multipliant, s’embrassent, s’encastrent. Leur non-jeu, qui consiste à dupliquer le jeu des acteurs et actrices du film, dépassionne la narration et le vide encore plus de dramaturgie. Jean-Luc Verna a inventé, pour décrire cette plasticité inédite de l’image de Brice Dellsperger, la formule d’un “ Jean-Christophe Averty sous acide. ” Un effet spécial résultant d’une succession de générations d’images, tant dans la mémoire du film que dans la fabrication de son remake. Brice Dellsperger affirme avoir découvert le cinéma à la télévision. Appartenant à la génération VHS, il régurgite une version filtrée par le tube cathodique des objets cinématographiques sur lesquels il fixe son intérêt. Son modèle référent est la cassette vidéo de Twin Peaks : puisqu’elle a subi un traitement Pan and Scan, il conserve et reproduit ce recadrage destiné au passage à la télévision. On se retrouve ainsi, progressivement, très loin du film originel, très loin du maniérisme somptueux des remakes de Brian de Palma. Brice Dellsperger adopte et rejoue l’esthétique des clips vidéo du début des années 80, où l’incrustation apparaissait de façon criante, en faisant flotter les personnages sur un décor au chromatisme hétérogène. Chez lui, la reprise s’affirme appropriation par appauvrissement formel.
S’y ajoute le phénomène du travestissement : les actrices incarnent autant de rôles, personnages et figurants qu’il est nécessaire pour reconstituer la scène - qu’ils soient féminins ou masculins. Le film lui-même se voit infliger un travestissement irrespectueux. Si l’inceste refoulé était au centre de Twin Peaks, Body Double 17 met en scène une figure bien plus troublante encore d’une femme se démultipliant, toujours la même et pourtant jamais pareille, au visage expressif comme une suite de masques, copulant avec sa propre image ou celle de son double, différent et ressemblant, dans un véritable inceste vidéo. Si dans le Bang Bang Bar de David Lynch les jeunes femmes se prostituaient, dans le Gang Bang Vidéo de Brice Dellsperger les femmes se retrouvent entre elles. D’un lieu double aveuglé par le battement des stroboscopes, il fait un lieu de la duplicité. Le travestissement, c’est le Body Double effect, le double effet Brice Dellsperger.

© Pascal Beausse, all rights reserved.

 


Body Doubles, Jose Freire

The pieces are reconstructions of scenes (or in the case of "X", the entirety) of popular films. Dellsperger's remakes, which he began making in 1995, have taken their generic series title from the notorious Brian de Palma picture. Dellsperger's works reconstitute segments of canonical postmodernity in their dissections of such cultural touchstones as "Blow Out", "The Empire Strikes Back" and "My Own Private Idaho." "Body Double 15" takes as its scaffold the famous museum pick-up sequence from "Dressed to Kill". In this ten-minute piece the artist, dressed as a woman, plays both halves of the trysting couple. The two separate performances were layered together creating a narrative of pure narcissistic abandon where the artist lusts after his own image in the hallowed halls of the museum. In "Body Double 17" two sisters play all of the characters in the roadhouse sequence from David Lynch's "Twin Peaks: Fire Walk With Me". The sisters, strikingly similar in appearance, disappear into one another, as it becomes increasingly difficult to tell them apart. The reading of gender, something that we take for granted in feature films, is negated, as sexual identity becomes pure confusion. "Body Double 16" is unique among Dellsperger's experiments as it collages together scenes from two different films, namely Stanley Kubrick's "A Clockwork Orange" (1971) and Ken Russell's "Women in Love" (1969). The two fight scenes, each from a film originally banned in Britain, the country of their production, meld seamlessly, one into the other, and then back again. All of the parts are played by Dellsperger's friend Jean-Luc Verna, a French visual artist. Visually similar, edited within the same time frame and literally post-syncronized onto the original sequences, Dellsperger's videos shine an entirely new light on the original scenes. The narrative aspect is subverted by a permanent kaleidoscopic effect, created by the corresponding identities of the 2 chosen scenes and the sado-masochistic vision brought about by our witnessing one unique body depicted as fighting against itself. "Body Double 18" appears as the result of Dellsperger's collaborative work with 30 art school students from ECAL in Lausanne, Switzerland. In this piece, an intimate, masturbatory moment from David Lynch's "Mulholland Drive" (2001) has been turned into a loop by the artist, with it's protagonist played by 15 different non-professional actors.

 


Remake ?, Nicolas Perge

L’évidence attribuerait à l’oeuvre, en constante construction, de Brice Dellsperger la définition de remake, de “copies” avec un peu d’audace. Brice Dellsperger regarde son oeuvre. L’attention est troublante, la dimension d’appréciation n’a pas changé.
« Chaque choix de séquence est lié à une profonde attirance, affection, purement subjectif. »
Le prisme de la relecture, de la re-présentation ne semble pas interférer dans son plaisir. Ne songerait-il pas en regardant son propre travail, à l’original ? Le « décalquage » (1) appuie le va et vient de la mémoire entre la séquence matricielle et la trace. De l’exactitude de la transposition est créée la fulgurance du souvenir. Chaque film du cycle Body Double fonctionne sur ce que l’on appelle la mémoire, il en appelle aux conceptions de la réminiscence, ces souvenirs inhérents à chacun. Le spectateur (spectateur en effet car on est proche d’une définition du spectacle, dans le sens noble du terme, dans la volonté de donner à voir) peut appliquer sur les films de Body Double la même démarche que Brice Dellsperger lors du choix des scènes, se demander pourquoi telle ou telle scène, se laisser porter par sa mémoire, ses souvenirs de l’original, ou alors juste recevoir.
Notons juste que le cycle de Body Double fait surgir le spectre de la mémoire collective et de la création des mythes modernes. En effet, les images choisies peuvent être souvent connues d’un certain nombre et ont dégagé une existence autonome. Vidéaste ? Je me résiste à utiliser ce qualificatif. Cinéaste ? En est-il ainsi ?
Artiste travaillant, sur des motifs de cinéma, en vidéo dans une définition de cinéma. Les chassés croisés entre les deux médias interfèrent sur ma considération d’œuvres purement à visée « muséale ». D’un côté Body Double X  qui n’a été pensé que pour une projection sur grand écran dans un circuit traditionnel, d’exploitation, de l’autred es oeuvres ont été créées pour des espaces définis des galeries ou des musées : des films plus courts, souvent disposées en installation. Body Double 9 crée avec ses six mêmes scènes synchronisées, sur fond de feux d’artifices, d’après le Blow out de De Palma, une dimension supplémentaire propre à la mise en espace de certaines oeuvres. La multitude sert de dénominateur à l’exposition et à l’explosion de l’événement de l’action, l’installation agit comme un kaléidoscope pour les sensations du visiteur-spectateur ainsi que pour la dramaturgie de la scène. Tout semble soudain exacerbé, amplifié. La multiplicité du même original copié fois x selon la reprise, constituant un tout, appuie la destruction des motifs et des images même du cinéma. Le glacis de l’image est soudain recouvert d’un fard nouveau.
Des talons hauts, des seins pointant leur facticité, des yeux cernés de noir, du blush et du rouge à lèvres, les sexes qui s’interchangent, les frontières entre l’homme et la femme qui s’amincissent. Les personnages de Brice Dellsperger se référent à ce qui est appelé le mouvement « drag », homme s’habillant à outrance en femme et inversement. Mais je préfère les distinguer par la détermination plus juste de « transgenre », des femmes se considèrent comme des hommes et des hommes agissent comme des femmes, mais il est impossible de clairement les identifier comme tel. Brice Dellsperger définit ces personnages comme des « personnages ni féminins, mi masculins, possédant un peu des deux caractéristiques ».
Les rôles dans divers Body Double  semblent bien délimiter, les caractères féminins de l’original conservent leur dénomination dans la copie ainsi en est de même pour les hommes. Mais, il apparaît souvent une perturbation, les sexes ne sont pas totalement évidents, modification très particulière dans l’évolution de la série.
Ainsi dans le film Body Double 15, reprise de Dressed to Kill de Brian De Palma, les deux personnages sont définis, au premier abord, physiquement comme deux femmes (où dans l’original nous avions une relation entre une femme et un homme). Ces deux personnages sont interprétés par l’artiste lui-même, il crée en premier lieu une femme, brune, tailleur strict, convaincante et rapidement concrète. Elle agit comme le veut sa condition de femme, une gestuelle toute féminine parachève l’illusion. Puis, intervient le deuxième personnage, l’homme, mais Brice Dellsperger a conservé les attributs de la femme brune, il ne lui a conféré comme signe distinctif qu’un seul accessoire, des lunettes de soleil. La gestuelle est désormais différente, masculine, plus sèche. L’artiste retourne la situation de la transformation qu’il a pu opérer dans ses autres films en montrant un homme qui joue à être une femme qui agit comme un homme. Les identités sont craquelées, tout est confus. On est dans cette zone intermédiaire, ni femme, ni homme ou femme-homme, le « transgenre ». Il en est ainsi dans Body Double X, où Jean Luc Verna interprètent tous les rôles du film de Andrzej Zulawski , L’important c’est d’aimer. Travesti en femme, il est considéré tour à tour comme homme ou femme de tout âge. Cette perte des identités dans tous les films de Brice Dellsperger est semblable au travail même de l’artiste, ces reprises ne seraient-elles pas travestissement de l’original, un recouvrement ou juste un trait qui redessine l’image ? Une perte des repères s’ensuit, film ou copie, une œuvre où il est difficile de définir ce que l’on voit. « Epuiser le mythe des images »
La cohérence des films choisis par Brice Dellsperger est assez déroutante, le choix des originaux peut paraître arbitraire et donc totalement vain, mais il est assez aisé de constater une réelle légitimité à l’unité. En effet, la grande majorité des films copiés se situe dans une période couvrant les années 70 et les années 80, note est faite des films My Own Private Idaho de Gus Van Sant et de Fire Walk with Me, David Lynch, qui sont plus récents, et de Psychose, Alfred Hitchcock, qui est en deçà de 197O. On délimite la création d’un instant donné, cette époque où le cinéma est une matière en soi pour le cinéma, l’image prédominante au discours.
Le choix se rétrécie aussi du fait que l’artiste se concentre autour d’une figure qui semble à ce jour se détacher, celle de Brian De Palma. Le cinéaste est une figure emblématique de la reprise, on lui a reproché souvent les hommages trop appuyés aux films d’Alfred Hitchcock dans ses propres créations. Il est vrai qu’il est possible de déceler de véritables remakes de certaines scénes d’Hitchcock ou d’autres réalisateurs dans le travail de Brian De Palma. Body Double aussi dans son nom même ne nie pas la descendance du travail de De Palma, le film homonyme du cinéaste américain se consacre à étudier et à démonter les stratagèmes d’identification corporelle, dans le cinéma tout d’abord : l’utilisation, comme il en est explicite dans le film, de doublure pour les différentes parties d’un acteur. Mais aussi dans la vie réelle, la méprise et la ressemblance qui créent des pertes de repères. La série Body Double fonctionne sur les principes de représentation et de facticité dans une approche purement corporelle. Les questions qui hantent les films de Brice Dellsperger reprennent certaines interrogations de De Palma sur l’identité, l’original et donc la copie trompeuse dans sa ressemblance au vrai. Quand De Palma montre que l’illusion du vrai est aisée, au cinéma en créant un tout hybride que l’on identifiera à une seule vérité ( le film, l’actrice) ou dans la vie, la fascination et donc l’absence d’objectivité peuvent tronquer les sens et conduire à l’erreur (le faux en quelque sorte), Brice Dellsperger rajoute une dimension supplémentaire à ceci, il balaie l’analyse et la démonstration cinématographique, représentation du réel, illusion contre vérité, en définissant clairement que l’image est d’une façon ou d’une autre trompeuse. Il reconstitue le corps de ces personnages, à l’aide de maquillage et de doublure, et réinvente les relations qu’ils peuvent avoir entre eux, la caractéristique même des Body Double est qu’il n’existe aucune vraie action entre les acteurs, seul le processus de montage et de création replace des êtres virtualisés, alors que concrets premièrement, dans une interaction illusoire. Ses copies tendent à démystifier l’image de cinéma, en polissant, recouvrant l’original. La triple reconstitution de Dressed to Kill amène à penser que le travail de l’artiste dans sa volonté de libérer le film de toutes ses scories identitaires, culturelles et sociales le conduit à ne réinjecter dans ses films que ce que l’on peut appeler de la fantaisie, une certaine forme d’abstraction.

© Nicolas Perge, all rights reserved.

(1) Thierry Jousse, Question de croyance, in Cahiers du Cinéma, n°567, avril 2002

 



We are in this together: the video work of Brice Dellsperger by Fabiola Naldi


We are living a cultural crossover where Brice Dellsperger's work represents an important focus set in one of the most interesting theoretical issue of these years: we know that the video has often taken inspiration from his technological "Big Brother" the cinema and from the cinematographical narration.
The French artist has already produced sixteen artistic productions that represent one of the most interesting actual visual researches. Brice Dellsperger, fascinated and seduced by cinematographic iconography of directors as Brian De Palma, Andrzej Zulawski, John Badham o Gus Van Sant, has produced real short famous remakes playing the double rule of artist and actor. The first gender identity is manipulated by the artist that, as famous and glamour movie stars, shows the ambiguity of the sexual gender. The Brice Dellsperger's body, like a perfect body double, recycles some movie scenes and dialogues and he unleashes a strong visual tension between the virtual attendance (his dressing up identity) and the real presence of cinematographic evidence.
The Body Double is the actor that replaces the hero in some movie stills and as him, the artist, dressed of the same clothes, the same make-up and the same moves, conceptually slips through in a different production turning over the inner functions. The new product realized by Brice Dellsperger is homologous to the selected cinematographic product even if it's different on the final intent. From Psycho by Alfred Hitchcock (Body Double 4, 1996), Body Double, Blow Out, Dressed to Kill e Obsession by Brian De Palma (Body Double 2 e 3, 1995; Body Double 9, 1997; Body Double 1, 1995 e Body Double 5 [Disneyland], 1996; Body Double 10 e 11, 1997), The Return of the Jedi by Georges Lucas (Body Double 8, 1997), My Own Private Idaho by Gus Van Sant (Body Double 14, 1999), Saturday Night Fever by John Badham (Body Double 13, 1999-2001), until to L'important c'est d'aimer by Andrzej Zulawski (Body Double (x), 1998-2000) Brice Dellsperger clips again and takes possession of short situations playing with glamorous and theatrical dressing up. The aesthetics experience of body double amplifies the ironical research of a real work in progress also when the others alter ego are anymore played by the body or the artist. The image emigrates in a new fake space, creating a new inner dimension full of dreams and desires where the scene, constructed in a real way, becomes quite virtual and metaphorical.
The second screen version of a story realized by Dellsperger fluctuates between two different positions, the real and the virtual space, changing every time the artist's identity even if we always know that something has happened and it was true in the sense of Brice Dellsperger's will. In other terms, inside the unreal space (Brice Dellsperger creates these scenes with great artificial post productions) different identities are ready to born, exchange and lie over. The artist becomes a sort of harmless killer ready to conceal his identity's proofs and to fake the reality. Brice Dellsperger, with dressing and making up, shows us it's still possible to realize our desires that come from a cinematographic imaginary. He transfers all these dreams on his body (skin becomes sensitive film of a new mental approach) and on the bi-dimensional support of the video image.

Tell me more about these videos. Why do you always use the title "Body Double"?
The title "Body Double" comes from a Brian de Palma's movie from the 80's. In that motion picture, a guy witnessed a murder, and the sexy girl he thought was killed appears to be a body double at the end. The film takes as a starting point Alfred Hitchcock's scenes from "Vertigo" and "Rear Window". The name Body Double is used in cinema industry when a famous artist needs to be replaced (doubled) in some particularly delicate scenes, such as nude scenes or fighting scenes. My work is essentially about creating Body Doubles of existing commercial movies, using unknown non-professional actors. I then present a distant version of the original film.

In many of these videos you are the main actor, dressing up in different characters. Why?
In my videos, all the original characters are played by the same person, which means that the differences between the roles disappear. At the
beginning, I was playing in my videos because it was easier. I did not want to ask others to do what I could not do myself first. Then I started asking others to play in the videos because it was technically getting more and more difficult. Replacing all the characters of the original movie means also that I have to duplicate them using special effects and shoot the scene as many times as you see characters in it. For the audience, the identification becomes very difficult then. The general meaning remains because of the original soundtrack as a background. But everyone has to build his own story and bring to light new interpretations.

The references from different movies in your work are visible and very important. Tell me more about this visual and conceptual homology between video and cinema...
I think the way people watch movies is constantly evolving in regard of the reminiscence they get from everyday life. There is always a persistent image in the background, and that's how my videos work. They're just a kind of reflection, but tend to reveal their structure, like a never-ending movement between construction and deconstruction.



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